A l’occasion de la réédition, en juin dernier, en format poche en France, de l’un des chefs d’oeuvre du guatémaltèque Rodrigo Rey Rosa, Pierres enchantées (2001), le Collectif Guatemala a choisi de revenir sur cet écrivain emblématique du Guatemala et des luttes intestines qui l’animent.
Rodrigo Rey Rosa est un écrivain guatémaltèque, né en 1958 d’une famille bourgeoise, installée à Ciudad de Guatemala. Fils d’un père italien, il a été habitué à voyager très jeune, notamment en Europe et en Amérique centrale. C’est à l’âge de 18 ans qu’il entreprend son premier voyage seul. Il visite alors l’Europe pendant un an, avant de rentrer au Guatemala. En 1979, il fuit son pays et l’atmosphère « de violence et de crispation » qui y règne en se réfugiant à New York où il entame des études de cinéma pour lesquelles il ne parviendra jamais à obtenir de diplôme. Il abandonne la School of Visual Arts de New York en 1983 pour partir au Maroc où il participe aux ateliers d’écriture de Paul Bowles (compositeur, voyageur et écrivain américain, auteur, notamment, de Un thé au Sahara), qui deviendra son ami et qui traduira ses premières œuvres en anglais, lui permettant ainsi de se faire un nom auprès du public anglophone.
Il revient au Guatemala au début des années 1990, période à partir de laquelle il va enchaîner les entrées et sorties du territoire, en parallèle à l’écriture d’ouvrages de plus en plus nombreux. Il achète alors une maison à Ciudad de Guatemala mais préfère de loin vivre dans le cadre plus reposant de sa maison du Petén.
Son pays restera le fil conducteur d’une oeuvre mêlant mythes et réalités, violence ordinaire et beauté pure. En 2005, son talent est souligné par le prix national de littérature Miguel Ángel Asturias. Chacune de ses oeuvres est un regard neuf porté sur une société en changement perpétuel, dans un cadre gouvernemental réactionnaire. Afin de garder le recul nécessaire à son travail, il alterne roman propre et traductions qui lui permettent de trouver de nouvelles formes d’inspiration. Ainsi, il travaille régulièrement sur les oeuvres de Paul Bowles, Norman Lewis, Paul Léautaud et François Augérias.
Toujours dans le but de maintenir son inspiration vivante, il se consacre au journalisme et s’engage dans une dénonciation humaniste des souffrances vécues par le peuple guatémaltèque. Quelques mois après avoir publié la nouvelle Les Sourds (septembre 2012), il consacre ainsi un reportage à l’ethnie maya ixil. Plus précisément, à l’heure où, à Ciudad de Guatemala, se déroule le procès le plus important de l’histoire du pays, celui du génocidaire Efraín Ríos Montt, il s’exile en région ixile afin de récolter des informations sur la période qui a décimé le tiers d’une ethnie, afin d’apporter un regard différent sur ce génocide. Ce reportage, qu’il intitule « La queue du dragon et la cour céleste » (publié en août 2013), propose un regard neuf sur les souffrances de ce peuple. Sans voyeurisme aucun, il dresse un portrait sans concessions des lieux de pouvoir du Guatemala : à la fois le gouvernement et ses technocrates, ainsi que la guérilla qui armait les autochtones et punissait ceux qui refusaient de prendre part aux combats. Ce regard cru qu’il porte sur la réalité de son pays est bien le marqueur de l’ensemble de son oeuvre. Une désillusion perpétuelle, mêlée à un amour sans faille pour les hommes de bien. Pas de jugement, seule une lumière crue est portée sur les choses.
Rodrigo Rey Rosa propose une oeuvre qui nous emmène dans son monde ; mais lui aussi se laisse porter par son oeuvre. Ses histoires et personnages ont leur vie propre. Il se positionne lui-même en tant que son propre lecteur et n’anticipe jamais les événements qu’il va dérouler sous nos yeux. C’est peut-être cette façon de travailler qui façonne son style et son regard inimitables, qui en font aujourd’hui l’auteur guatémaltèque le plus connu en-dehors de ses frontières.■
Lecture de Pierres Enchantées :
« Le pays le plus beau, les gens les plus laids ». Voilà comment, en 2001, Rodrigo Rey Rosa décrit sa terre natale. Voilà comment ce court roman démarre. Nulle ironie cachée. Ce sont bien des gens laids que nous allons croiser. Laids de l’intérieur, parfois même de l’extérieur ; mais laids parce que c’est comme ça, parce que c’est ainsi que le Guatemala les a élevés. La peur au ventre, au point d’en faire des êtres lâches et individualistes.
L’histoire s’ouvre sur un accident de voiture. Le jour de la fête de l’armée. Armando a renversé un petit garçon, Silvestre, juché sur un cheval de location, un blond. Armando ne s’arrête pas, par peur du lynchage, par peur d’une justice militarisée à outrance dans une « ville policière » où « n’importe laquelle de vos connaissances était ou pouvait être un indic ».Il se réfugie chez son « ami » Joaquín. Joaquín qui préfèrerait qu’Armando n’oublie pas qu’au final il n’est jamais que son dealer. Pourtant, Armando sera bien le couard dans cette affaire, il va tout simplement disparaître et laisser le soin à Joaquín d’essayer de s’en tirer après être devenu son complice involontaire. L’intrigue démarre. Entrent alors en scène une série de personnages tous plus prompts à sauver leur peau les uns que les autres :
- Franco Vallina, l’avocat (avocangster) auquel on est censé faire confiance mais, franchement, on n’y arrive pas ;
- Faustino Barrondo, le père adoptif de Silvestre, homme d’affaires sans scrupules et père distant ;
- Doña Ileana, la mère adoptive de Silvestre, femme de bonne famille bien plus préoccupée du qu’en dira-t-on que du bonheur de l’orphelin belge qu’elle a adopté ;
- Emilio Rastelli, le détective privé chargé de comprendre ce qu’il s’est passé le jour de l’accident. Ni humain, ni inhumain, juste repoussant ;
- Elena, la journaliste dont Joaquín est amoureux mais qui, elle, aime son métier et son pays plus que tout ;
- Le gang des enfants des rues, qui n’ont gardé d’enfantin qu’une certaine forme d’insouciance face aux lendemains ;
- Et Joaquín bien sûr, qui ne rêve que de quitter ce pays de fous.
Sans oublier, le personnage principal du roman : la plume incomparable de l’auteur, un style d’une dureté sobre qui laisse sa place à l’insupportable, qui jette une lumière crue sur un système de gouvernement militarisé et totalitaire. Rodrigo Rey Rosa nous invite dans une littérature haletante, une tranche de vie sombre et étouffante, nous fait découvrir son pays à un rythme effréné, dans une langue qui hésite entre sordide et sensibilité, sans jamais pouvoir masquer cette humanité pure qui le caractérise, cette bienveillance à l’égard de ses personnages détestables.
« L’air guatémaltèque est toxique (…). Les gens qui vivent ici sont comme en pierre, ce sont des gens morts ».