Sandra Morán : "La paix n’a pas démantelé le patriarcat et le féminicide au Guatemala"

Traduction de l’article de Marion Deschamps pour teleSUR.

Sandra Morán était une des représentantes du secteur féminin qui a négocié les accords de paix historiques au Guatemala en 1996
(photo : Facebook/Sandra Moran)

Sandra Morán , championne de longue date des droits des femmes et des autochtones, a atteint l’âge de la maturité pendant les 36 années de guerre civile guatémaltèque, démarrant alors son engagement long de plusieurs décennies pour la justice sociale dans le mouvement estudiantin des années 70.

Elle a ensuite dû continuer son activisme en exil pendant plus de dix ans, avant de retourner au Guatemala pour participer aux négociations qui ont marqué un point d’arrêt au conflit armé interne en 1996.

Plus récemment, Morán est entrée dans l’histoire en étant la première législatrice guatémaltèque ouvertement lesbienne, et en inaugurant ce qu’elle décrit comme étant une nouvelle façon de gouverner, étroitement liée aux mouvements sociaux au sein du Congrès du pays.

teleSUR a parlé avec Morán de ses expériences en tant qu’activiste et législatrice au Guatemala aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix.

(photo : telSUR)

Vous êtes devenue activiste à un très jeune âge. Qu’est-ce qui vous a alors motivée à vous engager dans de telles causes ?

Je suis née alors que la guerre démarrait à peine, en 1961. En tant qu’étudiante, je me suis d’abord engagée pour l’éducation, lorsque les enseignants étaient persécutés par l’Etat. J’étais aussi inspirée par le sens de la solidarité de mon grand-père. Une fois, il a caché, dans sa boutique au coin de la rue, des professeurs qui fuyaient la police, mais la police a attaqué le magasin avec du gaz lacrymogène et a arrêté les enseignants. J’ai aussi été proche de l’Eglise catholique qui a aidé les pauvres dans mon quartier. Ensuite, j’ai continué à m’investir dans les droits du travail en tant qu’avocate et journaliste. Je cherche juste à ce que la justice soit concrètement appliquée.

Plus tard, la répression grandissante de la dictature militaire m’a radicalisée de façon plus poussée, avec le massacre de l’ambassade d’Espagne (1) en janvier 1980 (lorsque la police guatémaltèque a envahi l’ambassade, a mis le feu avec du phosphore blanc et a tué 37 personnes), parmi d’autres –massacres de masse de paysans, de leaders universitaires, etc. J’ai dû m’exiler en 1981 parce que la répression s’est tournée vers Ciudad de Guatemala, déterminée à abattre toutes les organisations sociales.

Au Mexique, j’ai transmis mon activisme à travers la musique, en devenant, en 1982, percussionniste au sein du groupe Katinamit qui était inspiré du mouvement cubain de musique révolutionnaire connu sous le nom de Nueva Troba. Je suis ensuite allée au Nicaragua où j’ai pris part au groupe Kinleat, et nous avons joué pour le festival qui célébrait la révolution nicaraguayenne en 1986. Nous avons aussi joué au Guatemala pour célébrer les accords de paix.

Pourriez-vous m’en dire plus sur l’aspect genré de la guerre ? Pourquoi les femmes étaient-elles particulièrement ciblées ?

Le procès pour génocide à l’encontre du dictateur Efraín Ríos Montt a prouvé que la violence à l’encontre des femmes faisait partie de la stratégie de guerre ; elle a été utilisée pour briser les organisations des communautés autochtones, dans lesquelles les femmes jouaient un rôle central. Ils entendaient briser la continuité de la culture autochtone dans le cadre de la stratégie contre-insurrectionnelle.

Les étudiants et professeurs étaient également systématiquement enlevés en guise de punition. Les femmes étaient exposées à beaucoup plus de maltraitance que les hommes. Les groupes paramilitaires et les forces de sécurité leur disaient « nous n’allons pas seulement vous enfermer, mais nous allons aussi vous violer », du fait d’être femme.

Le cas Sepur Zarco a mis en lumière en autre aspect de la violence de genre : elle n’est pas uniquement utilisée comme punition, mais également pour réduire en esclavage les femmes pour des services domestiques et sexuels, considérant leur corps comme la propriété des hommes, un simple reflet de la culture patriarcale du pays – et du racisme, puisque ces femmes étaient autochtones.

Pouvez-vous m’en dire plus sur les accords de paix ? Quelles étaient vos demandes en termes de genre ? Comment se sont déroulées les négociations ? Etiez-vous alors satisfaite des résultats obtenus ?

En 1996, les accords de paix n’ont pas reconnu l’étendue de l’utilisation de la violence de genre dans le conflit. Pourtant, les femmes dirigeaient l’opposition à la dictature depuis 1984 avec la Coordination nationale des veuves – plus de 100 000 d’entre elles demandaient au gouvernement de retrouver leurs maris disparus. Ensuite les organisations étudiantes, les syndicats, etc., ont suivi le mouvement, revenant de leur exil en 1987 et 1988.

En 1986, une porte d’entrée vers la paix –une paix régionale, aux côtés d’autres pays d’Amérique centrale- s’est ouverte alors qu’un gouvernement civil prenait le pouvoir et ouvrait des négociations avec la guérilla.

Je suis rentrée au Guatemala en avril 1994, un mois avant que le “secteur féminin” soit défini comme un des 10 secteurs de la société civile convoqués pour les négociations de paix, avec le soutien des Nations Unies.

Nous avons obtenu l’inclusion de 200 demandes spécifiques aux droits des femmes, essentiellement symboliques : la reconnaissance du rôle des femmes dans l’économie, la valeur économique du travail domestique, le droit des femmes à s’organiser, à accéder au crédit et à la propriété, parmi d’autres. Nous avons également poussé à une réforme de l’éducation dans le but de combattre la culture sexiste à la base.

Toutefois, la question de la violence de genre pendant la guerre civile n’a pas été prise en compte à ce moment-là ; il y a avait déjà trop de demandes, et les accords de paix étaient sectorisés – le secteur des droits humains, le secteur des paysans, le secteur des autochtones etc., ce qui a eu des effets positifs mais aussi négatifs.

Malgré tout, les accords de paix ont mené à la création d’une Commission de vérité, et nous avons obtenu que celle-ci intègre un focus sur la violence de genre. L’enquête de la Commission a abouti à la reconnaissance de la violence de genre durant la guerre avec la sentence historique pour génocide (à l’encontre de Ríos Montt) prononcée le 10 mai 2013 et le cas Sepur Zarco pour esclavage sexuel le 2 mars 2016.

Vingt ans plus tard, quelle est votre analyse de la situation des femmes et des questions de genre au Guatemala ? D’après vous, les accords ont-ils été appliqués avec succès ?

La violence de genre reste un problème crucial dans notre pays avec plus de 1 000 femmes assassinées cette année, et 4 000 filles de moins de 14 ans avec des grossesses précoces.

Mais l’histoire de la violence de genre au Guatemala remonte de fait à bien plus longtemps. Par exemple, les colons avaient un droit à violer –connu comme le « droit de cuissage » en français - sur les filles de leur travailleurs journaliers.

Depuis 20 ans, le mouvement féministe s’est efforcé de démontrer que la violence de genre ne se limite pas à la sphère domestique, mais qu’elle se manifeste également dans les sphères sociale, culturelle et institutionnelle.

Malgré tous les acquis, les gouvernements successifs n’ont pas pleinement respecté les accords. Nous subissons encore des problèmes structurels, nous subissons encore les conséquences de la guerre, les conséquences du modèle extractiviste avec des frontières ouvertes au marché international. Nous avons eu des gouvernements civils, avec un espace pour la participation politique, mais l’armée a encore beaucoup de pouvoir. Les secteurs militaires et des affaires se sont battus contre la condamnation pour génocide, obtenant que la Cour suprême l’annule. Le président actuel, Jimmy Morales ne représente peut-être pas ces secteurs autant que le président de la signature des accords de paix Álvaro Arzú, mais il sert tout de même leurs intérêts.

De quelles leçons du processus de paix guatémaltèque pourrait s’inspirer le processus colombien ?

Un processus de paix n’est pas un simple bout de papier, une question légale. C’est avant tout un enjeu humain, avec des acteurs impliqués. Au Guatemala, 20 ans après les accords de paix, nous nous battons pour que ces acteurs ne soient pas oubliés, pour que l’histoire ne se répète pas. Mais c’est une lutte très dure car les forces obscures du Guatemala écrivent encore l’histoire du pays. Il est crucial que les femmes, et les communautés, parlent de leur expérience de la guerre, pour que cela reste dans la mémoire du pays. Pour ma part, après l’exil, il m’a fallu dix ans pour me reconnecter avec ma terre et retrouver mes racines.

Quelle est votre expérience au Congrès national, en tant que députée ouvertement féministe, lesbienne, autochtone et après des années d’activisme populaire ?

C’est un défi énorme – un défi individuel et collectif – mais également une opportunité de mettre en avant dans le débat public des sujets qui sont tabous pour la très conservatrice société guatémaltèque, comme les droits des LGBTQI (2), le droit à l’avortement et la violence à l’encontre des filles. Je pourrai dire « ça n’a pas pu être fait » au lieu du « ça n’a pas été fait ».

Notes :

1. Rodrigo Véliz, "La réponse à “va savoir qui a mis le feu là-bas”, dans l’Ambassade d’Espagne", Collectif Guatemala, 20.01.15
2. Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres

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