Trente ans après, la lumière sera faite sur la plus sombre époque du conflit armé

Depuis le 19 mars 2013, deux anciens généraux sont assis sur le banc des accusés pour génocide et crimes contre l’humanité. Treize ans après la signature des accords de paix, les victimes et survivants de la répression des années 1982 et 1983 voient leur lutte entrer dans le débat national et entrevoient l’espoir que soient enfin reconnues les violences du passé et l’injustice de leurs souffrances.

1982, prise de pouvoir dans un Etat militaire et totalitaire

En 1982, le conflit armé guatémaltèque était au cœur des préoccupations politiques du pays, tous les candidats à la présidence de la République prétendaient y apporter l’explication et la solution. Le 7 mars 1982, le général Angel Aníbal Guevara, Ministre de la Défense du gouvernement militaire putschiste de Romeo Lucas García, remporte l’élection présidentielle. Les partis politiques de droite et de gauche dénoncent des fraudes massives et remettent en question la légitimité de sa victoire. Le 23 mars, porté par l’opportunité du scandale, le général José Efraín Ríos Montt et des hauts officiers de l’armée organisent un coup d’Etat (contre le général Romeo Lucas García) et empêche le nouveau président élu d’accéder au pouvoir.

Immédiatement, la nouvelle junte militaire suspend la constitution, et toutes les garanties et droits individuels, déclare l’état d’urgence, et choisit son représentant comme chef d’Etat de facto : le général José Efraín Ríos Montt.

Celui-ci prônera l’interprétation et la solution la plus radicale des trente-six années de conflit armé interne (1960 - 1996). Dans un discours empreint de fondamentalisme religieux et de rhétorique guerrière, les Mayas, sans distinction, deviendront les coupables systématiquement désignés. Les gouvernements précédents ayant échoué à contenir les revendications démocratiques du peuple et à lutter contre la guérilla, sa politique répondait à une terrible et implacable logique : agir jusqu’à la destruction totale de «  l’ennemi interne », sans toutefois le définir avec précision. Son gouvernement créera et mettra en œuvre les plans militaires les plus radicaux et fera systématiquement taire toutes les voix divergentes de la société. Durant ses 16 mois au pouvoir, Ríos Montt sera responsable de la période la plus sanglante de l’histoire récente du Guatemala, et de toute l’Amérique latine. Les études indépendantes de l’Eglise et des Nations Unies estiment que, sur les 200 000 morts du conflit armé, plus de 95% auront été provoquées par l’armée régulière guatémaltèque ; la plupart des victimes ayant été civiles ; une majorité en 1982 et 1983, soit sous le gouvernement de Ríos Montt.

« Nous ne nous défendrons pas avec l’armée et les épées, nous vaincrons grâce à l’esprit saint »(1)

Diplômé de l’Ecole des Amériques où il réalisera son apprentissage militaire, Ríos Montt participa au coup d’Etat contre le président Jacobo Arbenz en 1954. Il travailla également à l’ambassade du Guatemala aux Etats-Unis puis, plus tard, comme attaché militaire à Madrid. Ses ambitions politiques commencent auprès du parti conservateur catholique qu’il quittera en 1978. Il deviendra pasteur de la Iglesia del Verbo, secte évangélique affiliée à l’église nord-américaine Gospel Outreach, et proche des sphères politiques et économiques conservatrices et anti-marxistes.

Ces années marqueront la radicalisation de son discours, s’inscrivant dans la lutte idéologique internationale des Etats-Unis contre le communisme. Il prêchera tous les dimanches à la télévision guatémaltèque, faisant de son discours politique un discours religieux appelant à un combat au nom de Jésus Christ. Le radicalisme et le racisme dont il fera preuve l’amèneront à considérer le peuple indigène (60% de la population du Guatemala) comme l’ennemi à éradiquer, comme le terreau de la rébellion et du marxisme. Ses soutiens grandiront jusqu’en 1982, où le coup d’Etat qui le portera au pouvoir sera appuyé par la CIA.

Une extermination silencieuse

L´arrivée au pouvoir de Ríos Montt est immédiatement marquée par la mise en œuvre des plans militaires qui seront utilisés comme preuves à charge dans le procès actuel : Opération Sofía et Plan Victoria 82. « Les guérilleros sont le poisson, la population est la mer, si vous ne pouvez attraper le poisson, il faut assécher la mer » résumait le général en 1982(2). Ce type de rhétorique laisse présager du sort qui sera réservé aux Mayas.

L’Etat du Guatemala n’a pas souhaité connaître la dérangeante vérité du massacre commis au nom de la religion et de la lutte contre-insurrectionnelle et soi-disant anti-communiste. Récemment, le quotidien Siglo 21 relayait les mots de l’actuel président (et ancien chef militaire dans la région qui a connu le plus grand nombre de massacres) Otto Pérez Molina : «  pour les Guatémaltèques, parler de génocide est une insulte, il n’y a pas eu de génocide. »(3)

Dans un pays où les hautes sphères politiques et économiques sont souvent contrôlées par les mêmes acteurs que ceux impliqués dans la lutte anti-marxiste, parler de vérité dérange. Faire la lumière sur le passé et déduire les responsabilités des massacres reviendrait à remettre en cause la gouvernance de l’Etat, des institutions, et de l’oligarchie économique.

Or, nous le savons tous, la vérité implique la prise de responsabilité ; comprendre le passé, c’est aussi admettre qui sont les victimes et qui sont les coupables. Ceux qui nient l’existence du génocide avancent l’argument que ce pays ne doit plus se diviser sur le passé ; il doit pardonner. Or, les partisans de la justice avancent une autre analyse : « Rechercher la justice n’est pas un acte de terrorisme ou de déstabilisation de l’Etat, les génocides ne sont pas des fleurs venimeuses au milieu d’un jardin d’orchidées, elles sont issues des graines de la discrimination » affirme Edgar Pérez Archila, avocat de l’Association pour la Justice et la Réconciliation.

La naissance de la lutte : accepter et agir

Les victimes et les survivants de cette période de massacres massifs, de disparitions forcées et de tortures se sont organisés en associations après la signature des Accords de Paix (1996) pour la vérité, la justice et pour la mémoire, « pour que nos enfants ne connaissent pas la guerre que nous avons connue » comme le disait une survivante de la région Ixil devant le tribunal.

Beaucoup sont nées à la capitale, dans la clandestinité et y sont restées même après la signature des Accords de Paix. Pour les communautés autochtones de Huehuetenango, Ixil et Ixcán (Quiché), d’Alta et Baja Verapaz, victimes de ces atrocités, le chemin pour sortir du silence et de la peur fut plus long.
Ces communautés se regrouperont finalement en 2000 dans l’Association pour la Justice et la Réconciliation (AJR) pour porter plainte contre les généraux Romeo Lucas García et Efraín Ríos Montt pour génocide et crimes contre l’humanité, avec l’aide du Centre d’Action Légale en Droits Humains (CALDH). Les familles des victimes et les survivants des massacres dans la région Ixil, auront attendu douze ans pour que cette plainte porte ses fruits.

« Pendant longtemps j’ai refusé de penser à tout cela, j’ai refusé de m’approcher de ceux qui avaient connu les mêmes souffrances, je ne voulais pas entendre parler des associations de familles de disparus. Un jour j´ai décidé de chercher le corps de mon père, et aujourd´hui j’en suis là ». Ces mots sont ceux de l’ancienne présidente de l’AJR.

30 ans après, enfin l’espoir et la vérité

Le 19 mars 2013 commençait enfin le procès contre Efraín Ríos Montt et Mauricio Rodríguez Sánchez, son chef des service de renseignement, pour génocide et crimes contre l’humanité.

Les militaires, anciens membres des patrouilles d’autodéfense civiles, et hommes politiques du Guatemala se sont violemment opposés à ce procès. Pour eux, le droit de la défense aurait été bafoué dans la mesure où il n’y a pas eu de génocide et qu’il s’agirait de manipulations pour déstabiliser l’État. Or, nous avons déjà évoqué les chiffres, plus de 95% des victimes, pour la plupart civiles, ont été tuées par l’armée régulière. Ce chiffre ne permet pas de nier l’évidence des crimes contre l’humanité perpétrés.

Les victimes et survivants des massacres ont dû attendre plus de 30 ans pour voir un tribunal s’interroger sur la vérité et mettre les responsables militaires de l’époque face à leurs responsabilités. Pour la première fois aujourd’hui, ils peuvent s’exprimer sur ce qu’ils ont vécu, ils peuvent compter leur histoire et celle de leur famille et de leurs amis massacrés au nom d’un combat qui n’était pas le leur. Ce procès, contrairement aux arguments de la défense, n’a pas la prétention de traiter l’éternel débat de la guerre contre la guérilla ; ce procès nous parle de crimes inhumains face à des populations paysannes et mayas qui ne connaissaient même pas le concept de « guérilla ». Ce procès nous parle de justice, pour les milliers d’innocents qui ont injustement perdu la vie et vécu les pires atrocités.

Nous mettons beaucoup d’espoir dans ce processus juridique. Nous avons l’espoir que ces familles puissent enfin sortir de l’ombre et de l’oubli, que soit reconnue l’histoire de leurs vies et leur courage face à la plus grande des injustices. Nous avons l’espoir que la vérité soit enfin faite, que les futures générations en tirent les leçons, et que pour cela, l’histoire ne se reproduise pas.

1. « Guatemala : la religion du général Ríos Montt », Bulletin Dial, n° 835, 17 février 1983.
2. « L’homme derrière la "terre brulée" », El periódico, 28 janvier 2013.
3. « Procès du dictateur Montt : Le Guatemala pourrait être prêt à faire justice », Le Monde, 21 mars 2013.

15 ans de lutte pour la vérité et la justice

  • 24 mars 1998 : publication du REMHI, connu comme le rapport Nunca más, projet en quatre tomes de récupération de la mémoire historique du bureau des droits de l’Homme de l’archevêché du Guatemala : 3 jours plus tard, l’archevêque Monseigneur Gerardi est assassiné.
  • février 1999 : publication de la « Mémoire du silence », par la commission d’éclaircissement historique sous l’égide de l’ONU. Le rapport identifie les noms de 42 275 victimes et conclut que 83% des victimes sont mayas et que 93% des exactions ont été commises par les forces militaires et paramilitaires.
    Ces deux initiatives concluent toutes deux à l’existence d’actes de génocide et à la nécessité de poursuivre en justice les auteurs des crimes les plus graves
  • 1999 : L’association CALDH, composée de nombreux enquêteurs ayant participé au recueil de témoignages publiés dans Nunca mas et « Mémoire du silence », proposent à plusieurs témoins issus de cinq régions particulièrement touchées par le conflit de porter plainte collectivement pour crimes contre l’humanité et génocide contre les hauts responsables des régimes de Roméo Lucas García (1978 – 1982) et Ríos Montt (82-83).
  • 1999 : la prix Nobel de la Paix Rigoberta Menchu, des victimes et associations de victimes déposent plainte pour génocide, et disparitions forcées devant les tribunaux espagnols, au nom de la compétence universelle.
  • 2000 : création de l’Association pour la Justice et la Réconciliation (AJR), qui regroupe plus de 120 témoins de massacres ayant eu lieu dans 22 communautés. L’AJR devient partie civile.
  • 2001 : dépôt de la première plainte devant les tribunaux guatémaltèques basée sur 11 massacres ayant eu lieu sous le régime Lucas García
  • 2003 : dépôt de la seconde plainte, basée sur 12 massacres sous le régime Ríos Montt
  • 2005 : la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme condamne l’Etat guatémaltèque pour le massacre de Plan de Sanchez, après une plainte déposée en 1999.
  • 2006 : rejet des plaintes pour génocide au Guatemala
  • 2007 : après de nombreux allers retours judiciaires, la plainte espagnole est jugée recevable par la Cour constitutionnelle espagnole et aboutit à la demande d’extradition de Ríos Montt pour génocide, terrorisme et torture. Cette demande d’extradition est rejetée par la Cour constitutionnelle du Guatemala.
  • 2008 : Le juge espagnol Santiago Pedraz est autorisé à se rendre au Guatemala pour auditionner les témoins et accusés, mais est empêché par de nombreux recours des avocats des accusés.
    Un mandat d’arrêt international est lancé contre Ríos Montt, qui ne peut plus sortir du Guatemala.
    Plusieurs mandats d’arrêt sont émis au Guatemala contre de hauts responsables de la police et de l’armée.
  • 2012 : perte de l’immunité parlementaire de Ríos Montt le 14 janvier 2012
    Ríos Montt, âgé de 85 ans, apparait en audience préliminaire le 26 janvier 2012 devant une cour de justice pour répondre des accusations de génocide. Il est assigné à résidence.
  • 29 janvier 2013 : le juge Miguel Ángel Gálvez décide d’ouvrir le procès pour génocide et crimes contre l’humanité contre Ríos Montt et l’ex-directeur du service de renseignement G-2, Rodríguez Sánchez, en considérant qu’il existe suffisamment d’éléments concernant les massacres commis à l’encontre du peuple des Ixils dans le département de Quiché.
  • 19 mars 2013 : ouverture du procès

Quatrième sentence pour disparition forcée

Le 26 mars dernier, une douzaine de personnes attendait les trois juges du tribunal de haut risque de la capitale afin d’écouter enfin la sentence dans l’affaire de la disparition forcée du jeune étudiant de 19 ans, Edgar Leonel Paredes Chegüen, en 1982 Élève de l’institut pour garçons d’Orient (INVO) de Chiquimula, excellent orateur, il dénonce alors les abus des autorités de l’Etat, critique la réalité sociale et récite les poèmes de Otto René Castillo ; une voix qui s’oppose au statu quo. Un « ennemi interne », dans la phase la plus violente du conflit armé, cette étiquette est une condamnation à mort. La nuit du 12 janvier 1982, Mario, frère cadet d’Edgar, assiste, canon sur la tempe, à l’enlèvement de son frère par un groupe de quatre comisionados (ex-paramilitaires) qui recrutaient par la force les jeunes pour l’armée, et remplissaient des fonctions de renseignement et de contrôle social.

Le principal accusé, Isidro Cardona Osorio, voisin de la famille Chegüen, avait déjà été absous dans cette affaire un an et demi auparavant, quand elle avait été instruite à Chiquimula. Il jouissait encore d’une certaine autorité, et les juges n’étaient pas enclins à traiter des affaires de crimes du passé. La persévérance de la famille d’Edgar épaulée par l’Association de familles de détenus-disparus du Guatemala (FAMDEGUA) et les nouvelles preuves trouvées par le Ministère public, ont su convaincre le tribunal de la disparition forcée du jeune étudiant. Ce verdict vient compléter la jurisprudence déjà existante, dans le sens où il réitère le caractère imprescriptible du crime de disparition forcée.

Extrait de Vámonos patria a caminar, yo te acompaño, un des poèmes préférés de Chegüen (1965. Otto René Castillo -originaire de Quetzaltenango, martyr des Forces Armées Rebelles, torturé et assassiné auprès de sa compagne Nora Paiz, en mars 1967)

Vámonos patria a caminar, yo te acompaño.
Yo bajaré los abismos que me digas.
Yo beberé tus cálices amargos.
Yo me quedaré ciego para que tengas ojos.
Yo me quedaré sin voz para que tú cantes.
Yo he de morir para que tú no mueras,
para que emerja tu rostro flameando al horizonte
de cada flor que nazca de mis huesos.

Allons-y patrie marchons, je t’accompagne.
Je descendrai au fond des abîmes que tu me diras.
Je boirai tes calices amers.
Je deviendrai aveugle pour que tu aies des yeux.
Je resterai sans voix pour que tu chantes.
Je dois mourir pour que tu ne meures pas,
pour qu’émerge ton visage flamboyant à l’horizon
de chaque fleur qui naîtra de mes os.

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