Témoignage - Jean Ziegler, solidaire du Collectif Guatemala

Rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, j’ai effectué, avec mes collaborateurs une première mission au Guatemala du 26 janvier au 5 février 2005(1). Durant notre séjour, le commissaire pour les droits de homme du gouvernement guatémaltèque, Frank La Rue, lui-même ancien résistant contre la dictature du général Ríos Montt, m’avait signalé les crimes commis jour après jour dans son pays, contre les paysans.

Le 23 janvier, à la finca Alabama Grande, un travailleur agricole vole des fruits. Trois gardes de sécurité de la finca le découvrent et le tuent.

Le soir même, ne voyant pas revenir le père, la famille, qui, comme toutes les familles de péons, loge dans une hutte à la lisière du latifundium, s’inquiète. Accompagné par des voisins, le fils aîné, âgé de quatorze ans, monte à la maison des maîtres. Les gardes les interceptent. Une dispute éclate. Le ton monte. Les gardes abattent le garçon et quatre de ses accompagnateurs.

Dans une autre finca, d’autres gardes interceptent un jeune garçon dont les poches sont remplies de cozales, un fruit local. L’accusant de les avoir volés sur les terres du patron, ils le remettent à celui-ci... qui tue le garçon d’un coup de pistolet.

Frank La Rue me dit : « Hier, au palais présidentiel, le vice-président de la république, Eduardo Stein Barillas, te l’a expliqué : 49 % des enfants de moins de dix ans sont sous-alimentés... 92 000 d’entre eux sont morts de faim, de maladies de la faim l’an passé... alors tu comprends, les pères, les frères, parfois, la nuit... ils remontent dans le verger de la finca... ils volent quelques fruits, des légumes... »

En 2005, 4 793 assassinats ont été commis au Guatemala, 387 au cours de notre bref séjour(2).

Parmi les victimes figuraient quatre jeunes syndicalistes paysans - trois hommes et une femme - qui venaient de rentrer d’un stage de formation à Fribourg, en Suisse. Des tueurs avaient mitraillé leur voiture dans la sierra de Chuacas, sur une piste entre San Cristóbal Verapaz et Salama.

J’ai appris la nouvelle lors d’un dîner à l’ambassade de Suisse. L’ambassadeur, un homme déterminé, aimant et connaissant profondément le Guatemala, m’a promis qu’il déposerait dès le lendemain une protestation énergique auprès du ministère des Affaires étrangères.

À ce dîner assistait également Rigoberta Menchu, prix Nobel de la Paix, une femme Maya magnifique qui a perdu sous la dictature du général Lucas Garcia, son propre père et l’un de ses frères, brûlés vifs.

En sortant, sur le pas de la porte, elle m’a glissé tout bas : « J’ai regardé votre ambassadeur. Il était blême... sa main tremblait.... Il est en colère. C’est un homme bien. Il protestera... Mais cela ne servira à rien ! ».

Près de la finca de Las Delicias, un latifundium de production de café situé dans le municipio d’El Tumbador, j’interroge des péons grévistes et leurs femmes. Depuis six mois, le patron n’a pas payé ses ouvriers, prenant prétexte de l’effondrement des cours du café sur le marché mondial. Une manifestation organisée par les grévistes vient d’être violemment réprimée par la police et les gardes patronales.

Président de la Pastorale de la terre interdiocésaine (PTI), l’évêque Ramazzini de San Marcos m’avait averti : « Souvent, la nuit, après une manifestation, la police revient et arrêtent au hasard des jeunes... souvent ils disparaissent. »

Nous sommes assis sur un banc de bois, devant une cahute. Les grévistes et leurs femmes se tiennent debout, en demi-cercle.

Dans la chaleur moite de la nuit, des enfants au regard grave nous observent. Les femmes et les jeunes filles portent des robes éclatantes de couleurs.

Un chien aboie au loin.

Le firmament est constellé d’étoiles. L’odeur des caféiers se mêle à celle des géraniums rouges qui poussent derrière la maison.

Manifestement, ces gens ont peur. Leurs beaux visages bruns d’Indiens Mayas trahissent l’angoisse... certainement alimentée par les arrestations nocturnes, les disparitions organisées par la police dont m’a parlé l’évêque Ramazzini.

De façon franchement maladroite, je distribue mes cartes de visite de l’ONU. Les femmes les pressent sur leur cœur, tel un talisman. Au moment même où je leur parle des droits de l’homme, de l’éventuelle protection de l’ONU, je sais déjà que je les trahis.

L’ONU, évidemment, ne fera rien. Planqués dans leurs villas à Ciudad de Guatemala, les fonctionnaires onusiens se contentent d’administrer de coûteux programmes dits de développement. Dont profitent les latifundiaires. Peut-être, tout de même, Eduardo Stein Barillas, un ancien jésuite proche de Frank La Rue, mettra-t-il en garde le commandant de la police d’El Tumbador contre d’éventuelles « disparitions  » organisées à l’encontre des jeunes grévistes…

La plus grande violence faite aux paysans est évidemment l’inégale répartition des terres. Au Guatemala, en 2011, 1,86 % des propriétaires possèdent 57 % des terres arables.

Il existe ainsi, dans ce pays, 47 grandes propriétés s’étendant chacune sur 3 700 hectares ou plus, tandis que 90 % des producteurs survivent sur des lopins de 1 hectare ou moins.

Quant à la violence faite aux syndicats paysans, aux manifestants grévistes, la situation ne s’est pas améliorée. Au contraire : les disparitions forcées et les assassinats ont augmenté.(3)

Craintes et espoirs pour la suite

Otto Pérez Molina, ancien chef des renseignements, est - selon les ONG - complice ou auteur de nombreux meurtres. Sa promesse de gouverner le Guatemala de « mano dura » menace surtout les syndicalistes, les démocrates, les femmes, les hommes qui luttent pour leur survie matérielle et pour un minimum de justice sociale.
J’éprouve une profonde admiration pour le combat patient, courageux du mouvement social guatémaltèque.

J’exprime ma solidarité totale au Collectif Guatemala.

1. Rapport « Droit à l’alimentation, Mission au Guatemala » E/CN 4/2006/44.Add.
2. En 2005, le salaire minimum légal était de 38 quetzales par semaine (1 dollar valant 7,5 quetzales).
3. FlAN (Food Information and Action Network), The Human Right to Food in Guatemala, Heidelberg, 2010.

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