Pauline, 7 mois dans la région Ixil auprès des témoins du procès pour génocide, 4 mois dans l’équipe mobile basée à la capitale. De retour en France depuis un mois. Oui, mais pas pour longtemps.
Je voudrais me souvenir de chaque instant. Pouvoir rembobiner inlassablement et revoir chaque visage, revivre chaque moment. Je voudrais pouvoir ressentir encore et encore ces émotions. Et vous les transmettre. Je voudrais vous faire aimer
Doña Juana comme je l’aime, vous faire partager mon admiration pour Elena et la force de vie de Don Gaspar. Je voudrais en fait vous dire : Levez-vous. Pleurez. Criez. « Indignez-vous !(2) ».
Ecrire chaque mois sur le Guatemala, c’est parler d’un pays qui n’existe pas. Qui n’existe pas parce que
Le Guatemala c’est un trou noir. Un pays oublié sur un sous-continent oublié. Où ça ? Combien d’habitants ? Vous avez dit guerre civile ?! Génocide ?!!
S’il est bien réel. Là-bas. Ici, il tente de (sur)vivre à travers nous(3). Entendez-vous ces coeurs qui battent ? Son nuestros corazones ixiles(4). Ils battent au rythme des pas martelant les pavés. Ils souffrent pour chaque assassinat ou détention illégale d’un-e défenseur-e. Vous n’entendez plus rien ? Ils s’essoufflent ? C’est donc un jour difficile, où le courage manque, un de ces jours où les journaux semblent vouloir nous achever à coups de mauvaises nouvelles. Ils s’accélèrent ? Ils s’emballent ? C’est une victoire ! Infime victoire... Une libération méritée. Une sentence juste. Un corps de disparu localisé. Un criminel de guerre condamné.
Chaque jour je pense à vous, là-bas. Je parle de vous. Je rêve de vous. J’espère pour vous. Les mots sont trop faibles pour décrire presque un an à vos côtés, une page bien trop courte. Je sais que vous êtes en moi pour toujours. Héros et Héroïnes d’une histoire à la mémoire niée et au futur refusé. Vous êtes en moi parce que vous m’avez parlé, vous m’avez raconté votre histoire, celle de votre famille, de votre communauté : celle d’un pays qui a tenté de vous effacer. Vous m’avez confié la peur au détour d’un chemin, décrit la souffrance un soir auprès du feu, exprimé la douleur vos yeux dans les miens, murmuré les blessures mes mains dans les vôtres, illustré
la perte les larmes aux yeux, matérialisé le désespoir dans le silence. IM-PUIS-SANCE ! Où est donc l’Eterna Primavera(6) ? Eternelle défaite, éternel échec pour le monde et l’humanité. Vergüenza(7).
J’aurais pu refaire mes valises au bout de quelques jours. A quoi ça sert quand c’est perdu d’avance ? Comment ont-ils réussi à vous voler votre sentence ? Mais je suis restée. Je me suis convertie à votre religion : la lucha(8). Parce que l’Histoire ne vous avait pas encore effacés tout à fait. Parce que pour la première fois, on avait entendu la voix du peuple maya ixil. Et votre voix portait la vérité. Guatemala
nunca volverá a ser la misma, Guatemala florecerá(9).
Cette voix, je tente de la faire entendre, ici. Votre ennemi ? La pauvreté, la corruption,
l’injustice, la discrimination,... Mais surtout le silence. Colonisation espagnole, guerre
civile, génocide, et aujourd’hui mégaprojets. C’est une bataille sans répit dans
laquelle vos seules armes sont votre courage et votre détermination. Vous avez vécu
longtemps, vous vous êtes battus beaucoup. Vous êtes l’incarnation de la vie, le
coeur de l’humanité. Pour certains, c’est désormais la fin. Vous gagnez le droit au
repos. Le repos amer d’un combat sans victoire. La jeunesse reprend votre flambeau
car, personne n’a le droit de vous oublier. Le monde entier a pour devoir de se
rappeler.
1. « Somos los testigos de la verdad ». Gabriel, un accompagné, survivant du génocide et engagé dans la défense du territoire, lors d’un discours pour la journée nationale contre le génocide, le 23 mars 2013.
2. Titre de l’essai de Stéphane Hessel, paru en 2010 chez Indigène
3. Membres du Collectif Guatemala et d’ACOGUATE
4. « Ce sont nos coeurs ixils », phrase inspirée du slogan de solidarité « mi corazón es ixil » né pendant le procès pour génocide.
5. Titre du deuxième album solo de Manu Chao, sorti en juin 2001
6. « Printemps éternel ». Formule utilisée pour faire l’éloge du climat et des paysages naturels incroyables du pays.
7. « Honte »
8. « La lutte ». Selon l’expression de Gabriel, voir 1.
9. « Le Guatemala ne sera plus jamais le même. Le Guatemala fleurira ». Dernière phrase également en référence au soit disant « printemps éternel ».
10. « Un autre monde est possible ! ».
11. « Merci » en langue ixile.