Nim Ajpu : les avocats autochtones qui changent la face du Guatemala

Traduction de l’article publié par Intercontinental Cry

Les avocats mayas lors de leur congrès annuel
Photo : José Agry Sian

Nim Ajpu est un nom connu de tous les peuples mayas quiché. Un nahual, ou esprit, qui nous accompagne et nous protège dans la cosmovision maya. Nim Ajpu était le frère d’Ixb’alamkej, avec lequel il a vaincu les dieux de la mort et mené de nombreuses aventures qui ont changé pour toujours la face de l’existence. L’histoire de ces héros jumeaux est longuement narrée dans le Popol Wuj, le célèbre texte qui témoigne des cosmologies, origines et histoires spirituelle des Mayas quiché.

Nim Ajpu est aussi le nom de l’Association des avocats et notaires mayas du Guatemala (1). L’association soutient les droits individuels et collectifs des peuples autochtones à travers le contentieux stratégique. Les Mayas représentant plus de 60% de la population – largement discriminés par les institutions étatiques – Nim Ajpu n’est pas en mesure de tous les défendre au tribunal ; elle choisit donc à la place de suivre des affaires stratégiques pouvant établir des précédents légaux. Leur but est de faire avancer les droits autochtones dans les systèmes judiciaire et politique, menant éventuellement des affaires devant le système interaméricain des droits humains, lorsque les solutions nationales répètent des modèles racistes.

Une pratique juridique avec une conscience maya

En 2004, un groupe d’environ vingt avocats mayas s’est réuni afin de trouver des moyens pour défendre les communautés autochtones par le biais de leur pratique juridique. Au travers des expériences autochtones avec le système judiciaire étatique, ils étaient conscients de ce que cette défense impliquait. Motivés par l’enthousiasme d’Amílcar Pop – le premier homme politique maya au Congrès guatémaltèque – ils imaginèrent une organisation juridique liée aux communautés mayas et fondèrent Nim Ajpu.

L’organisation a depuis développé sa base d’adhérents et ses stratégies. Elle compte aujourd’hui plus de cent membres, soutenus par des conseils et des membres de conseils d’administration. Les membres comptent un vaste éventail de professionnels de la justice : avocats, juges, défenseurs publics et notaires. La plupart des avocats ne suivent des affaires de l’association qu’occasionnellement.

Le principal moteur de Nim Ajpu est constitué par cinq avocats qui mènent la stratégie de contentieux – Juan Castro, Cristian Otzin, Edgar de León, Mellina Salvador et Claudia Chopen. Ils s’appuient sur le soutien d’une petite équipe administrative de huit personnes dans un bureau de la capitale. D’autres avocats affiliés de diverses nations à travers le Guatemala contribuent de manière bénévole, tels que Rosa Ixcol (maya quiché) et Ixquik Poz (maya licúe).

Les avocates de Nim Ajpu Angelina Aspuac, Ixquik Poz, Mellina Salvador et Rosa Ixcol avec Manuela Picq
Photo : José Agry Sian

En plus du contentieux, Nim Ajpu travaille sur les incidences politiques, la recherche et la formation. Les avocats mayas contestent également les nouvelles lois présentées au Congrès et discutent des politiques dans les médias. Ils jouent un rôle crucial dans le façonnement des idées, que ce soit en contestant les tentatives du gouvernement de réguler la consultation préalable (2012) ou de faire passer des lois privatisant les semences de maïs (2015). Ils forment des juges au pluralisme juridique, les familiarisant avec les concepts autochtones de droit et de justice. Ils enseignent aux étudiants universitaires, également à l’Université maya. Et, chaque décembre, Nim Ajpu organise un congrès de deux jours qui réunit environ 70 avocats autochtones afin de réfléchir sur les défis du moment.

Cas emblématiques

La plupart des affaires concernent l’auto-détermination, qu’il s’agisse de récupérer des terres volées par l’État ou d’établir l’autorité des systèmes autochtones de justice. Des dizaines d’affaires ont déjà constitué d’importants précédents pour les peuples autochtones du Guatemala.

Par exemple, une victoire majeure, en 2004, fut la reconnaissance de l’autonomie de la justice autochtone par la Cour suprême. Les avocats mayas défendirent Juan Zapeta, une autorité maya accusée d’avoir appliqué la justice à Santa Cruz del Quiché. Ce fut l’un des premiers cas dans lequel les cours guatémaltèques reconnurent les droits des communautés mayas à exercer leurs propres formes de justice.

En 2010, les avocats mayas ont récupéré des terres communales accaparées illégalement par l’État. Celui-ci avait accordé des terres autochtones à des compagnies téléphoniques durant le conflit armé (1973), dans une loi qui ne tenait pas compte de l’antériorité d’une municipalité autochtone. La récupération des terres, dans le cas de Chichicastenango, établi un important précédent, en reconnaissant les formes autochtones de gouvernement et de mécanismes d’accréditation.

La même année, les avocats mayas établirent un précédent pour les droits à la consultation préalable. Quand le maire de San Juan Sacatepéquez annula la consultation sur la construction d’une fabrique de ciment, des manifestations éclatèrent, ce qui déboucha sur la militarisation de la région (2). Les avocats mayas menèrent l’affaire, poussant les tribunaux à prendre une première décision sur le droit des populations autochtones à la consultation préalable, libre et informée, et à déclarer la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail comme faisant partie du corpus constitutionnel.

Plus récemment, les avocats mayas ont défendu les autorités ancestrales criminalisées pour avoir défendu les rivières contre les industries extractives. Les entreprises privées, dont beaucoup de projets hydro-électriques, corrompent des juges et accusent les leaders communautaires de faux crimes afin de mettre ceux-ci derrière les barreaux sans procès. L’utilisation de la guerre judiciaire (3) a maintenu des autorités mayas en prison préventive durant des mois ou des années entières, et ces cas, très politiques, ont été pris en charge par les avocats mayas.

En 2015, une équipe d’avocats mayas a fait libérer des autorités ancestrales, accusées d’un crime qu’elles n’avaient pas commis, à Santa Cruz Barillas, près de la frontière avec le Chiapas. En juillet 2016, ils ont fait libérer sept prisonniers politiques faussement accusés de crimes, parmi lesquels Rigoberto Juárez et Domingo Baltazar. Ce mois-ci [août 2016], les avocats mayas ont pris la défense d’Óscar Sánchez (4), la onzième autorité d’une communauté maya mam enfermée sans preuve dans la prison préventive de Quetzaltenango.

Juan Castro parle avec Rigoberto Juárez avant le début du procès
Photo : José Agry Sian

De plus, deux affaires emblématiques ont déjà établi des précédents cette année. L’une a garanti l’éducation bilingue, lorsque les tribunaux ont reconnu le droit des communautés mayas à recevoir une éducation dans leurs propres langues. L’autre affaire a été une dure bataille à propos d’une affaire de viol, qui avait été jugée par la justice autochtone. Des féministes avaient rejoint des secteurs de droite dans la contestation de la capacité des autorités mayas sur cette question. En dernière instance, la Cour de constitutionnalité, qui se situe au-dessus de la Cour suprême, a reconnu l’autorité de la justice autochtone.

Parmi de nombreuses autres affaires, Nim Ajpu est actuellement impliquée dans l’effort actuel pour réécrire la Constitution du Guatemala, adoptée du temps de la guerre civile, pour y ajouter les concepts d’autodétermination et des formulations définissant explicitement le pays comme un Etat plurinational (5).

Les avocats mayas sont reconnus ou haïs en fonction du contexte et de la perspective. Les entreprises privées, et même le président de la République, ont décrié les avocats comme Amílcar Pop, les décrivant comme des terroristes qui arment les communautés mayas, particulièrement lorsqu’ils défendent les droits autochtones à la consultation contre les industries extractives. Dans l’ensemble, toutefois, les avocats mayas sont devenus une référence au Guatemala. Les communautés les considèrent comme leurs avocats. Nim Ajpu est désormais l’entité qui pose les droits collectifs au Guatemala : tant le gouvernement que la société attendent son opinion sur les nouvelles lois.

Contentieux décolonial

L’une des grandes forces de Nim Ajpu réside dans son mode de fonctionnement. Premièrement, elle ne perçoit pas d’honoraires. Tout le soutien juridique est fourni gratuitement, ad honorem. Les communautés ne paient pas pour les services juridiques, même si elles peuvent offrir de la nourriture aux avocats sur le terrain. Ceux-ci ne sont pas payés à l’affaire ou à l’heure ; ils reçoivent une sorte de reconnaissance pour leur travail en fonction des dons d’organisations internationales telles que le petit financement fourni par l’Association des avocats de Norvège.

Juan Castro parle lors d’une réunion des autorités ancestrales de Sololá.
Photo : José Agry Sian

En second lieu, les autorités mayas sont celles qui proposent les affaires, et les avocats mayas apportent le soutien juridique à celles-ci. Ceci implique des relations de long terme, allant au-delà du moment du contentieux. Les différents avocats mayas accompagnent les autorités ancestrales dans leurs pratiques de gouvernement autonome et d’application de la justice.

Nim Ajpu est liée à de larges réseaux mayas, tels que le Grand conseil des autorités mayas d’Iximulew (Gran Consejo Nacional de Autoridades Ancestrales Mayas, Xinkas y Garífunas de Ixim Ulew), soutenant leur consolidation politique. Certains d’entre ceux-ci sont des municipalités autochtones reconnues depuis longtemps, qui existent dans les registres officiels depuis l’époque coloniale. Chichicastenango – qui consiste en 83 communautés autochtones, chacune disposant de ses propres autorités politiques – défendait déjà son autonomie de la couronne espagnole en 1635. La municipalité de Sololá (71 communautés) a des maires autochtones recensés dans les registres coloniaux depuis 1557. L’autorité durable des 48 cantons est encore aujourd’hui reconnue dans les discours présidentiels.

Mais d’autres organisations sont moins connues et leur invisibilité les rend vulnérables aux entités de l’État désireuses de s’approprier leurs terres. Dans de tels cas, les avocats mayas jouent un rôle-clef dans la consolidation des autorités autochtones, d’abord parmi les réseaux d’autorités mayas, puis à travers les titres collectifs de propriété. Les communautés mayas ne sont pas des associations civiles autorisées par les organismes de l’État : elles sont accréditées par les mécanismes mayas traditionnels, sans avoir à demander l’autorisation des institutions.

Troisièmement, les avocats mayas tentent de rompre avec les logiques du système étatique occidental. Ils essayent de se décoloniser en échappant aux logiques du droit étatique, en faisant attention aux luttes des communautés mayas, en écoutant plutôt qu’en disant. Leur contentieux est une lutte stratégique contre un système judiciaire qui se pose comme autorité souveraine. Ils ne défendent pas des “ client ” mais se tiennent aux côtés de frères et sœurs. De nombreux avocats autochtones à travers le monde cherchent à se décoloniser ainsi que la loi ; la singularité de Nim Ajpu est d’avoir transporté cet effort au plan institutionnel.

Des universitaires rejoignent également l’engagement politique, historique et culturel de Nim Ajpu. L’avocate Mellina Salvador affirme ainsi que des historiens, des linguistes et des anthropologues canalisent leur savoir dans des rapports d’experts, se sentant ainsi faire partie de l’association. Le contentieux maya va bien plus loin que le droit, en faisant appel aux études savantes pour fournir une contextualisation historique.

L’essence de Nim Ajpu est mieux résumée par l’avocat Juan Castro : “ Notre identité maya est une identité politique, nous défendons notre territoire, parlons des langues autochtones et comprenons la cosmovision maya ”. Avocat maya, c’est une identité politique, une identité qui remet en cause les formes juridiques conventionnelles et redéfinit tranquillement l’autorité étatique.

1. http://www.nimajpu.org/
2. Carolina Gamazo, "La carretera de Cementos Progreso", Plaza Publica, 03.07.14. Voir également Coralie Morand, "Nouvelle vague de violences à San Juan Sacatepéquez", Collectif Guatemala, 07.11.14
3. Manuela Picq, ""Lawfare" Against Maya Authorities in Guatemala", Intercontinental Cry, 28.04.16. Voir également Oscar Rodriguez, "Quand la Justice décide de rompre avec l’impunité : une sentence historique en faveur de sept autorités indigènes au Guatemala", Collectif Guatemala, 18.08.16
4. Nelton Rivera, "San Marcos : Una Nueva Injusticia En Contra De Una Autoridad Maya Ancestral", Prensa Comunitaria, 11.08.16
5. "Guatemala’s Indigenous Fight to Rewrite Civil War Constitution", teleSUR, 10.08.16

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