La militarisation en Amérique latine : un autre dérivé du pétrole de Perenco ?

Qui connaît la famille Perrodo, 21ème fortune française et propriétaire de la compagnie de pétrole Perenco ? Pas grand monde… Les amoureux de bon vin peut-être, ceux qui ont eu la chance de goûter le cru Labergoce Margaux, également propriété de la famille. Ou les passionnés d’arts premiers, qui se sont régalés au musée du Quai Branly en 2011, devant l’exposition sur les Mayas, financée par Perenco. Ou encore des organisations sociales d’Amérique latine qui dénoncent les liens entre l’entreprise pétrolière et les institutions militaires ou paramilitaires.

La maison est située à l’entrée d’une communauté du Petén. Dans l’entrebâillement de la porte dépassent des feuilles soigneusement pliées, qui proviennent d’un de ces cahiers de classe qu’on trouve dans les tiendas (petites boutiques) guatémaltèques. Sur ces feuilles, un texte décrit l’histoire de l’attaque des puits de pétrole Xan par la guérilla en 1986. Malgré les 25 ans qui ont passé, Carlos(1) a peur de donner une interview filmée et préfère raconter par écrit cette attaque des Forces Armées Rebelles (FAR) contre l’entreprise pétrolière dirigée, à l’époque, par la femme d’affaire française Gilberte Beaux, Basic Resources : « Nous avons rassemblé les travailleurs pour leur expliquer qu’on allait détruire les installations car le pétrole appartient à tous les Guatémaltèques et pas à ces entreprises étrangères qui ne nous laissent rien… Nous les avons fait partir puis nous avons mis le feu aux machines et au puits ». Puis Carlos explique comment les militaires ont riposté à cet attentat : « L’armée nous a bombardé de manière continue car l’opération au puits de pétrole leur a fait mal. Je pense qu’ils nous bombardaient avec du phosphore blanc puisqu’aux endroits où explosaient les bombes, tout prenait feu et les arbres brûlaient comme du plastique. ».

Dessin d’M’ric réalisé pour le Collectif Guatemala

En 1985, pendant une réception à l’ambassade américaine, la banquière Gilberte Beaux recevait une bonne nouvelle. Un Guatémaltèque s’approche d’elle et lui glisse : « Vous avez gagné Madame. Les militaires sont avec vous »(2). En effet, jusqu’alors, le gouvernement nationaliste du militaire Lucas García rechignait à offrir le pétrole guatémaltèque à une multinationale. Mais les importants appuis qu’avait su trouver Gilberte Beaux – membres de la CIA, de l’oligarchie guatémaltèque et diplomates – avaient su le convaincre. Basic Resources obtint donc le droit d’exploiter pour 25 ans la concession 2-85 située dans la Laguna del Tigre, la plus grande zone humide d’Amérique centrale.

Si la riposte de l’armée contre les FAR fut la preuve la plus marquante de la connivence entre militaires et secteur pétrolier pendant le conflit armé, la situation ne devait pas évoluer après les Accords de paix de 1996. Certes, les généraux ne sont plus au pouvoir et Gilberte Beaux après être devenue « riche »(3) a vendu ses installations. Mais c’est toujours une entreprise française qui exploite la concession 2-85. Et cette multinationale a elle aussi un bel avenir avec l’institution militaire… Depuis 2010, dans le cadre d’un accord avec l’État, Perenco finance le fonctionnement d’un bataillon militaire dans sa zone d’exploitation. Le « Bataillon vert », officiellement chargé de protéger la nature et de lutter contre les narcotrafiquants, vient se rajouter au dispositif militaire déjà présent. Pour les communautés de la Laguna del Tigre, la plupart victimes de la répression militaire dans les années 80, cette militarisation poursuit un autre objectif : empêcher les mobilisations sociales afin de faciliter le développement de mégas projets (exploitation pétrolière, barrage hydroélectrique, etc.) dans la zone au profit du secteur privé national et international. Les faits en témoignent : les militaires contrôlent les voies de communication et le principal détachement militaire est situé à l’entrée de la concession de Perenco.

Le cas du Guatemala est-il un cas isolé ? En avril 2009, François Perrodo, le propriétaire de Perenco et Alan García, alors président du Pérou (2006-2011), se réunissent afin de finaliser les termes du contrat d’exploitation du Bloc 67 dans le département du Loreto, en Amazonie. Un projet controversé mais déclaré « d’intérêt national » et possédant des réserves estimées à 200 millions de barils. Au programme de la discussion également, les vives tensions sociales dans la région. En effet, depuis le mois d’avril, 30 000 personnes se mobilisent dans cinq provinces amazoniennes afin d’exiger l’annulation des décrets relatifs à la mise en œuvre du Traité de Libre Échange entre les États Unis et le Pérou, qui « permet la privatisation de la forêt en faveur des transnationales »(4). Dans une lettre au gouvernement, plusieurs compagnies pétrolières, dont Perenco et Repsol sollicitent une intervention. Perenco signale que ses « navires ont été bloqués sur le fleuve Napo et, avec eux, du matériel de construction, du matériel destiné aux essais de puits et aux forages … »(5). Le 8 mai 2009, « afin de rétablir l’ordre public et la légalité », le gouvernement péruvien décrète l’état d’urgence et suspend les droits constitutionnels. Malgré la condamnation de cette déclaration par l’ONU, des forces de sécurité sont mobilisées. Le 5 juin 2009, des effectifs de la Direction Nationale des Opérations Spéciales accompagnés de militaires répriment le blocage de Bagua. Quatre policiers et vingt autochtones meurent dans l’affrontement.

En Colombie, pays qui vit toujours un conflit armé interne, Perenco est accusé d’avoir financé les tristement célèbres groupes armés d’autodéfenses de Casanaré (AUC). Selon un article publié par le média colombien El Espectador en janvier 2012, Perenco fut la cible des guérilleros qui opéraient dans la région du Casanaré où l’entreprise possède des puits. En 2000, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) auraient dynamité un oléoduc. En 2002, un hélicoptère aurait été volé par un commando de l’Armée de libération nationale (ELN). Selon El Espectador, l’entreprise aurait cherché l’appui des AUC en échange de la protection de ses installations pétrolières contre de possibles attentats de la guérilla. Plusieurs témoignages de membres de ce groupe paramilitaire illégal viennent confirmer cette thèse. En février 2010, l’ex-commandant Daniel Rendon Herrera déclare à l’Unité de Justice et Paix qu’entre 2002 et 2005 Perenco les finançait et leur donnait du combustible. En novembre 2011, un autre ex-paramilitaire, Vargas Gordillo, étaie cette version devant la justice colombienne : Perenco aurait en effet collaboré avec le commando dirigé par Martin Llanos : « Les messieurs de l’entreprise se réunissaient avec Luis Eduardo Ramirez(6) […] Perenco nous fournissait en essence et nous donnait 50 à 100 millions de pesos par mois(7) […] Aussi, ils nous payaient pour que l’on escorte leurs camions ».

Perenco n’est évidemment pas un cas isolé dans l’industrie pétrolière. Mais cette jeune société indépendante semble avoir bien appris des méthodes utilisées par ses consœurs. Le rapprochement avec les institutions militaires de pays latino-américains de droite lui a permis de sécuriser ses investissements en diminuant la force de frappe des mouvements sociaux et/ou armés. Cette stratégie, alliée avec une notoriété reconnue dans le secteur pétrolier et une transformation de son modèle économique, lui permet aussi de réaliser de beaux résultats financiers. Dans son classement 2012 des plus grandes fortunes professionnelles de France, la revue Challenges positionne la famille Perrodo, propriétaire de l’entreprise Perenco à la 21ème place, avec un patrimoine professionnel estimé à plus de 2 milliards d’euros.

1. Le nom a été changé afin de préserver l’anonymat de la personne interrogée
2. Gilberte Beaux. « Une femme libre ». Fayard. 2006
3. Idem
4. Source AIDESEP
5. Gouvernement du Pérou. Déclaration de l’état d’urgence. 2009
6. Ex-commandant dans le Casanaré et supposé responsable de l’enlèvement de 300 personnes
7. Entre 20 000 et 40 000 euros

Tribune rédigée en décembre 2011 par Jean Ziegler et le Collectif Guatemala parue dans Libération

Guatemala, militaires et multinationales

Le crime organisé, comme les multinationales, profite largement des failles d’un système politique, économique et juridique au service des grands propriétaires, des hommes politiques corrompus et des cartels de la drogue. Pour cette oligarchie de facto, la présence militaire rassure voire, assure la poursuite de leurs activités.
La discrète multinationale franco-britannique Perenco n’a d’ailleurs pas attendu les résultats de cette élection pour prendre appui sur les forces armées. La compagnie exploite le pétrole du Guatemala depuis 2001 et a obtenu la reconduction de son contrat pétrolier à l’été 2010. Mais dans le pays de l’éternelle injustice, il est des communautés qui résistent encore. C’est le cas des habitants de la Laguna del Tigre qui vivent au milieu des puits de Perenco.

La région est l’une des dernières frontières agricoles pour les populations sans terre de l’Altiplano, contraintes à l’exode par les monocultures de café, de sucre et d’agrocombustibles. La Laguna del Tigre, située dans le département du Péten, abrite la zone humide la plus importante de Mésoamérique. Région frontalière avec le Mexique, sa richesse est telle qu’elle a été déclarée zone naturelle protégée par le Guatemala en 1989 et par la convention Ramsar sur les zones humides d’importance internationale depuis 1990.

Mais les implications de ce statut s’appliquent en deux poids, deux mesures : les communautés paysannes se font expulser manu militari alors même que les narcotrafiquants se sont vu légaliser la propriété sur leurs terres et que Perenco a pu reconduire son contrat d’exploitation pour quinze années supplémentaires. De plus, les installations pétrolières de cette dernière bénéficient de la protection du « Bataillon vert », créé spécifiquement par le gouvernement guatémaltèque en septembre 2010 et composé de militaires chargés de la « protection de l’environnement » et des frontières de la région. Le dernier rapport du Collectif Guatemala, - « Perenco, exploiter coûte que coûte » - révèle que la multinationale a financé l’Etat guatémaltèque à hauteur de 3 millions de dollars l’an dernier pour la création de ce Bataillon vert et reverse 0,30 dollar par baril produit pour son fonctionnement. La dénomination de ce contingent pourrait faire sourire si le passif des forces armées au Guatemala n’avait pas été aussi brutal dans l’application des théories militaires dites de « contre-insurrection » et d’« endiguement » des idées, mouvements et populations jugées révolutionnaires ou subversives.

La France, qui sait solliciter et recevoir les bonnes œuvres de Perenco, notamment lorsque celle-ci parraine une exposition à Paris au musée du Quai-Branly (« Maya : de l’aube au crépuscule, collections nationales du Guatemala », juin-octobre 2011) devrait aussi jouer un rôle dans le contrôle et la responsabilisation de ses entreprises à l’étranger, lorsque celles-ci n’appliquent pas les règles de conduite éthique et environnementale sous les tropiques qu’elles seraient obligées d’appliquer au Nord. Il est de notre devoir de ne pas nous ranger du côté de l’oligarchie guatémaltèque qui domine depuis des siècles une population à majorité autochtone et paysanne qui n’a que trop souffert du vol et du pillage de ses terres, de ses ressources naturelles et culturelles, de la répression militaire, de l’impunité, des discriminations et de l’accaparement des richesses du pays par quelques-uns.

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