L’accumulation par la dépossession, le modèle de développement du Guatemala

Interview de Santiago Bastos par Juan Luis Font pour Contrapoder.

Une interview de Contrapoder avec l’anthropologue Santiago Bastos, enquêteur social et membre de l’équipe de presse de Prensa Comunitaria. Sa vision est totalement critique face la presse conventionnelle guatémaltèque qu’il identifie aux intérêts du capital de la cimenterie. Il a dédié sa vie professionnelle à l’étude de la composante autochtone de la société guatémaltèque. Concrètement à l’organisation politique des autochtones.

Quelques jours après la mort de huit personnes à Los Pajoques, San Juan Sacatepéquez, Bastos a publié une note expliquant la tuerie à partir du crime de deux personnes opposées à l’installation de l’usine de Cementos Progreso à San Gabriel Buenavista.

Vous avancez que le conflit – à San Juan Sacatepéquez- dérive de l’imposition d’un modèle de développement que vous identifiez comme « l’accumulation par la dépossession ». En quoi consiste ce modèle ?

Le concept « d’accumulation par la dépossession » a été estampillé par le géographe nord-américain David Harvey à partir de l’idée « d’accumulation primitive » de Marx, pour établir que, comme dans ces formes « originaires  », l’accumulation est « basée sur la déprédation, la fraude et la violence » et suppose «  le dépouillement des patrimoines sociaux (terres, ressources, richesses, droits) d’un groupe social placé dans une géographie spécifique, dans le but d’accumuler du capital ». En résumé : prendre à l’autre ce qui lui appartient, sans son consentement. Bien que ces formes d’accumulation aient toujours été présentes dans le capitalisme, elles sont plus importantes dans la phase actuelle que la « reproduction amplifiée », propre aux phases avancées de ce système économique.

D’après Harvey, le capitalisme actuel implique «  la négation des droits hérités ; la mobilisation du pouvoir pour désarticuler les arrangements sociaux antérieurs ; l’imposition d’un nouvel ordre organisationnel du social, et le conflit entre la matrice capitaliste et les groupes sociaux locaux qui résistent à leur dépossession.  ». Ces idées reflètent extrêmement bien ce qu’il se passe au Guatemala et dans toute l’Amérique latine avec les dénommées « industries extractives » -industrie minière, extraction pétrolière– industries énergétiques –hydroélectriques, éoliennes-, le tourisme et les produits agroindustriels –soja, palme africaine
Comme on peut donc le voir, le concept « d’accumulation par dépossession » se réfère aussi bien à la forme d’imposition qu’à ses effets, et il ne se restreint pas au juridique ou à l’économique, mais englobe les aspects politiques, sociaux, culturels et environnementaux que le modèle de développement actuel propose aux groupes sociaux des lieux où il s’implante.

Ce modèle est-il nouveau pour le Guatemala ?

Ce n’est pas nouveau, et encore moins dans des lieux tels que le Guatemala où il s’est installé en renforçant les formes coloniales de soumission de la population, au lieu de s’y substituer, comme cela s’est passé en Europe.

Il y a consensus autour du fait qu’en Amérique latine il y a eu deux autres grands moments de dépossession antérieurs à l’actuel. Premièrement, celui de l’arrivée des européens, qui a supposé tout un dépouillement des biens –minerais précieux essentiellement-, la déstructuration des formes de vie et l’imposition de formes de subordination. Le deuxième se réfère aux réformes libérales de la fin du XIXème siècle, avec le « désamortissement » et le vol des terres communales des autochtones sur ‘l’ensemble du continent.

Au Guatemala, ce moment a été associé à l’implantation de l’exportation du café comme base de l’économie nationale, qui s’est imposée au travers du dénommé « système de latifundio minifundio »(1). Ainsi, pendant plus de cent ans l’économie guatémaltèque a été basée sur un double dépouillement des communautés autochtones : celui de leurs terres et de la force de travail, et celui de la liberté de ses membres –à travers le règlement de journaliers, la loi de vagabondage, les recruteurs et d’autres formes de coercition économique et extra économique.

On peut considérer qu’il y a « accumulation par dépouillement » dans un cadre juridique qui légalise l’achat de propriétés de particuliers.

Le cadre juridique qui accompagne le dépouillement n’est pas celui qui « légalise l’achat de propriétés de particuliers ». C’est celui qui fait que les transactions entre paysans et grandes transnationales ne se font pas dans des conditions et opportunités égales pour chaque partie, bien qu’elles soient déjà, en elles-mêmes, très inégales. Je me réfère aux avantages politiques, fiscaux et autres dont profitent des transnationales face à l’insouciance officielle vis-à-vis des paysans (voir le destin de la Loi de Développement Agricole), qui les mène à devoir vendre ces terrains.
Je me réfère également au cadre juridique qui permet l’impunité face aux formes de pression extra économique desquelles les entreprises transnationales accompagnent les « offres » de rachat de ces terres (en ce sens, les récits des communautés sont massivement similaires quant aux pressions de tout type de la part d’opérateurs des entreprises afin de forcer la vente, atteignant l’usage de la violence et le vol de terres). Ainsi qu’au cadre juridique qui permet la détention et l’emprisonnement de personnes pour des crimes qu’ils n’ont pas commis sans procès convenable, grâce à des délits tels que « terrorisme » ou « appartenance à une bande armée » -créés contre le crime organisé.

Existe-t-il des preuves concrètes de la dépossession des biens collectifs dans le cas de San Juan alors que cela ne s’est pas passé de la même façon que, par exemple, l’usine de cimenterie de San Miguel à Sanarate El Progreso ?

Avant de commencer, il ne faut pas oublier que la dépossession ne se fait pas seulement sur des biens collectifs (même si une des stratégies pour augmenter les bénéfices est de s’approprier des biens « qui n’ont pas de propriétaires », qui appartiennent à « tous » -comme l’eau, le vent, le sous-sol) et, à nouveau, que la dépossession ne se réduit pas aux aspects économiques et juridiques.

Mais dans le cas de San Juan Sacatepéquez, il y a bien des preuves concrètes de divers cas de « dépossession des biens collectifs ». Par exemple, le cas du cimetière du hameau El Pilar, auquel les voisins ‘ont plus accès et qu’ils ne peuvent plus utiliser depuis qu’il est entré dans le terrain acheté par Cementos Progreso. Il leur en a refusé l’usage, qui a seulement été autorisé pour les employés. Existe-il un dépouillement plus pervers et cruel que celui-ci ? On les dépouille de leur mémoire, de leur droit au culte, d’un lieu sacré pour tous –catholiques, mayas ou évangélistes.

Une autre forme de dépossession des biens communs s’est gue lorsque, en plein état de prévention en 2008, la Municipalité de San Juan a destitué le COCODE (Conseil communautaire de Développement) du hameau Las Trojes et en a imposé un composé de travailleurs de Cementos Progreso. Ce COCODE s’est maintenu cinq ans –légalement ils doivent changer tous les deux ans- avec le soutien de la Municipalité et de Cementos Progreso, favorisant des actes de violence (2). La pression de la communauté a poussé au changement, et, en décembre 2013, l’Assemblée communautaire a élu un COCODE opposé aux activités de la cimenterie.
Ici nous sommes face à un cas de dépossession du droit de base à l’élection d’autorités et de représentants, base de la démocratie. On dépouille du droit à avoir une voix qui recueille les aspirations et décisions des voisins de Las Trojes et on tombe dans la violation flagrante de la loi de la part d’une autorité publique pour favoriser les intérêts d’une entreprise privée.

Une autre forme est la dépossession des méthodes d’organisation communautaires, façonnées à travers des siècles de vie en situation de domination et d’exclusion. A Los Pajoques, les gens avaient des accords collectifs de soin des terres collectives, basés sur un ordre communal, qui n’excluaient pas les conflits internes de façon absolue, mais qui proposait des options permettant de les solutionner. Les procédés d’imposition des activités extractives sont en train de rompre avec grand nombre de ces logiques –comme nous l’avons malheureusement vu à Los Pajoques.
Les communautés et organisations ont toujours fait ressortir la division communautaire comme une des raisons les plus importantes et pressantes pour que les entreprises extractives sortent de leur territoire. Le maire de San Juan lui-même a reconnu que les problèmes dans sa commune viennent de l’imposition de la cimenterie.

Une autre forme de dépossession d’un « bien collectif » est le refus implicite et explicite à prendre en compte la volonté des habitants des communautés affectées, exprimées en dans la consultation communautaire réalisée en 2007. Je ne parle pas seulement de la question juridique de la portée de ces consultations –résolue par la CC à l’encontre de ce que dit la Convention 169 de l’OIT- , mais également du fait politique de leur refuser la voix et le droit à être écoutés par des canaux légaux –c’est ce qu’il arrive à chaque fois que l’armée ignore les accords obtenus lors des réunions. Le dépouillement de la qualité de citoyen avec des droits est un outil basique de l’implantation d’un modèle de « développement » qui s’impose contre le gré des communautés, et sans tenir des compte des habitants du territoire que l’on prétend affecter.

Tous ces cas ont été dénoncés par les communautés et leurs autorités et ils n’ont été pris en compte ni par les succursales de l’État, ni par l’entreprise. Alors qu’on les accuse publiquement d’être des criminels, des terroristes et plus encore, ils sont dépouillés d’un bien basique et très valorisé : la dignité. Et ensuite, de la vie.
Au sujet de l’usine de cimenterie de San Miguel à Sanarate, je ne sais pas quel a été le processus d’implantation sur le lieu, quelles ont été les communautés et territoires affectés et comment tout cela est arrivé.

Quel est le modèle alternatif de développement pour le pays ?

Je ne peux répondre à cette question à moi tout seul, il faudrait le demander à chacune des personnes ou des acteurs qui ont exprimé leur opposition au modèle actuel.

Je peux vous dire qu’en parlant de « modèle alternatif de développement », il existe deux courants. D’un côté, ceux qui expose le « développement » comme finalité mais qui proposent de l’atteindre à travers des modèles différents du capitalisme dans sa forme actuelle. Et d’un autre côté, ceux qui cherchent « des alternatives au développement », parce qu’ils proposent que l’idée même de « développement » soit dépassée, car elle est liée à des formules coloniales modernes, à des visions euro centrées du bienêtre, et finalement à un « progrès » capitaliste fondé sur le dépouillement.

Là où il y a consensus et c’est ce qui pourrait servir de base aux « alternatives de développement pour le pays », c’est que ce modèle qui est représenté par l’implantation de ces activités qui ont rempli le pays de conflits, de morts et de détenus, est également injuste et déprédateur. Nous avons atteint un point où les signaux d’alarme retentissent partout dans le monde, c’est pour cela qu’on parle tant de « développement humain » et de « développement durable »
C’est injuste car cela n’assure des bénéfices qu’à quelques-uns et cela n’a pas mené au bien-être –promesse basique du « développement »- de toutes les personnes que cela implique. Au contraire, avec le recul, il y a des données qui permettent d’affirmer que dans toute l’Amérique latine –Guatemala inclus-, dans les dernières décennies, les inégalités ont augmenté alors qu’elles sont déjà un marqueur historique de ces sociétés. L’exode vers les Etats-Unis –les mineurs exclus- est la preuve de cet échec.
De plus, ce modèle est déprédateur. De fait, il y a désormais longtemps qu’il a mis en danger l’existence même et la reproduction des biens naturels dont la transformation en marchandise est pourtant une condition de son existence. Il a également transformé en marchandise et causé des dégâts aux biens sociaux et culturels des sociétés qu’il devait « développer ».

De plus, dans nombre de communautés, après une histoire marquée par l’exclusion et la nécessité, les gens ont généré leurs propres formes de vie. Des formes d’agriculture, de gestion forestière ou de soins des rivières que nous découvrons maintenant comme étant « soutenables » ont surgi. Qui plus est, face à l’absence de l’État, on a vu fleurir des propositions d’éducation populaire, de santé communautaire, d’économie solidaire, d’agriculture familiale, qui reflètent une idée du « développement » qui n’est pas uniquement économique. Désormais, afin de les protéger, ces formes se sont rationalisées et ont hérité de noms dans le cadre de propositions générales comme celle du « Bien vivre » (Buen Vivir).

Quel rôle doit adopter l’État du Guatemala face à l’opposition d’au moins deux façons distinctes de concevoir la génération de richesse ?

Si nous nous en tenons au cadre juridico-légal, l’État du Guatemala devrait faire valoir et respecter la Constitution, les accords internationaux signés et les lois qui en découlent. Avec cela il assurerait au moins son rôle en faveur du « bien commun » ou du bien-être des citoyens et citoyennes guatémaltèques, ce qui est censé être sa fonction.

Le problème c’est que, historiquement, l’Etat guatémaltèque a très peu développé cette fonction, et cela a mené à la crise des années 1980. Et après la signature de la paix, le plan de construction d’une société plus juste et libre qui était prévu, a été abandonné par les présidents et gouvernements successifs De façon toujours plus claire et explicite, l’Etat guatémaltèque a été utilisé pour appuyer les intérêts de quelques citoyens –ceux qui ont le moins besoin de soutien-, pour imposer ce modèle de développement en dépit de la volonté manifeste des autres citoyens –ceux qui ont le plus besoin de soutien-.

Dans ce but, on n’a pas seulement déformé la légalité –comme cela arrive avec la quantité d’ordres de capture, de processus judiciaires et de personnes détenues injustement- mais on a également permis que les entreprises qui représentent ce modèle agissent en totale impunité dans ses actions illégales –voyez le cas du meurtre d’Andrés Pedro à Barillas par le chef de sécurité d’Hidro Santa Cruz, aujourd’hui libre-. On a également mis les forces de l’ordre public au service de ces intérêts, comme dans les expulsions et états de siège et d’exception. Avec cela, on conduit le pays vers une situation de conflictivité insoutenable (ce n’est pas moi qui le dit, c’est Amnesty International).

Et la peur que nous sommes nombreux à avoir, c’est que cela se fait d’une façon –désormais militarisée- et avec des justifications qui rappellent beaucoup la création de « l’ennemi interne » au cours des années 1970. Avec cela, nous sommes toujours plus proches du retour à un Etat anti insurrectionnel –dont la raison de vivre est l’annulation violente du dissentiment politique.
Tout ceci nous mène à penser que l’Etat actuel au Guatemala n’est pas cette entité créée par la société pour réguler les relations sociales et recherche le bien commun, comme nous l’ont dit les classiques du libéralisme. Chaque fois on se rapproche un peu plus de l’idée marxiste d’être un instrument de classe pour assurer des bénéfices à une poignée.

1. « Au cours de l’histoire, les grands domaines ont longtemps été exploités par des travailleurs subordonnés aux « patrons » à des degrés divers. Parfois, les travailleurs avaient l’usage d’une petite exploitation de subsistance, mais qui ne permettait que rarement de nourrir la famille. Celle-ci complétait ses besoins par le produit du travail sur les grands domaines. C’est ainsi que s’intitula le système latifundio-minifundio en Amérique latine après la colonisation espagnole. », MALASSIS Louis, Ils vous nourriront tous, les paysans du monde, si…, CIRAD-INRA, 2006. [NdT]
2. En décembre 2013, deux conseillers municipaux ont été agressés par des personnes associées à ce COCODE, qui avaient également empêché l’accès aux communicants indépendants comme ceux de Prensa Comunitaria. Un an auparavant, le président du COCODE avait participé à l’attaque et aux menaces visant Daniel Pascual et d’autres personnes.

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