Entretien avec l’avocate espagnole Sofia Duyos : « Ne laisser aucun signe de vie »

Sofia Duyos a consacré ces cinq dernières années à la défense des droits humains au Guatemala tant devant la justice espagnole qu’au Guatemala aux côtés du Centre d’action légale pour les droits humains (CALDH) partie civile dans le procès qui, le 10 mai 2013, a condamné Efrain Ríos Montt pour génocide et crimes contre l’humanité. Dix jours plus tard, la Cour Constitutionnelle du Guatemala annulait le verdict, demandant la reprise du procès au 19 avril.

Après une première soirée à Toulouse, Sofia Duyos a été invitée par le Collectif Guatemala à Paris pour participer à une conférence organisée avec Amnesty International le 11 juin dernier sur le procès pour génocide.

Sofia Duyos lors de la conférence organisée avec Amnesty International France
Collectif Guatemala

Marilyne Griffon : Quel a été votre rôle dans ce procès ?
Sofia Duyos : J’ai aidé CALDH dans la dernière phase du jugement pour l’élaboration des conclusions présentées au tribunal. Ces avocats prennent des risques. Ils sont extrêmement doués non seulement sur le plan juridique mais aussi pour leur résistance face à l’adversité. Intimidés de différentes manières, ils travaillent sous une pression énorme et sont dans une situation très vulnérable. Courant avril, un supplément au quotidien national El Periódico a été publié par la Fondation contre le terrorisme(1), mentionnant directement CALDH comme faisant partie des communistes et des terroristes devant craindre pour leur vie.

MG : D’où viennent ces menaces ? Qui sont les personnes qui détiennent assez d’influence pour obtenir l’annulation de la condamnation pour génocide en passant directement par la Cour Constitutionnelle, sans se donner la peine d’user des recours habituels d’appel, cassation, etc. ?
SD : L’extrême droite, tant militaire qu’émanant de l’oligarchie politique et économique, s’est radicalisée. Elle est représentée par diverses organisations dont l’Association de vétérans militaires du Guatemala (AVEMILGUA), la Fondation contre le terrorisme mais également le CACIF(2) qui publient des encarts payants dans la presse niant le génocide et dénonçant un procès qui ne devrait jamais avoir eu lieu. La République est présidée par un ex-militaire : Otto Pérez Molina et les principaux postes du gouvernement sont aux mains des militaires. Le contexte est très hostile. Il s’agit de juger et de condamner le génocide alors même que ceux qui l’ont commis et leurs complices sont au pouvoir. C’est pourquoi le retournement de situation avec l’annulation de la condamnation historique s’est fait aussi facilement.

MG : Comment prouver le génocide ? Pourriez-vous nous parler du Plan Sofía(3), que vous avez étudié et analysé ?
SD : La preuve écrite clef dans le procès pour génocide est le Plan d’opérations Sofía. C’est un plan militaire rédigé personnellement par la main droite de Ríos Montt, son chef d’Etat Major Hector Lopez Fuentes. Son objectif final est la destruction du peuple maya ixil. C’est écrit. Trois ordres sont donnés à toute la chaîne de commandement. Premièrement : exterminer les subversifs, c’est-à-dire la population, car selon ce même plan, les services secrets militaires notent que la guérilla a abandonné la région. Deuxièmement : détruire tous les biens de subsistances, maisons, récoltes, etc. Troisièmement : transférer de force ceux à qui on a « pardonné la vie » dans des « villages modèles ». Ce sont les trois ordres de génocide inscrits, avec également les rapports détaillés de chaque maillon de la chaîne rapportant à son supérieur l’accomplissement des ordres. Les missions, signatures, noms complets et postes de chacun des responsables apparaissent. Il va de l’élaboration jusqu’à l’accomplissement par le dernier soldat de tous les massacres et transferts effectués. Il contient les communications entre les Hauts commandements, par fax et télégramme, qui avaient le contrôle total sur tout. Lopez Fuentes recevait un compte rendu heure par heure, par téléphone ou radio. Les photos de Jean-Marie Simon(4) montrent d’ailleurs le jeune Pérez Molina en communication directe avec ses chefs. Le plan phare de Ríos Montt était la destruction du peuple ixil et il a réussi. Une grande partie effectivement fut exterminée. A la fin du Plan d’opérations Sofía, programmé pour 5 semaines, sur 25 km2, pas plus, l’armée dit avoir rempli sa mission.
Ce plan, dont une copie apparaît mystérieusement en 2006, a prouvé ce que les rapports de la Commission d’éclaircissement historique des Nations Unies(5) en 1999 et de l’Archevêché du Guatemala(6) en 1998, avaient conclu par l’analyse des témoignages recueillis. Les victimes ne connaissaient pas ce plan écrit mais savaient ce qu’elles avaient souffert. « Ils venaient pour nous tuer » racontent les survivants qui ont fui dans les montagnes où ils ont vécu dans des conditions inhumaines. En aucun autre lieu au Guatemala ne sont mortes autant de personnes de faim, de froid, de peur et de maladies. L’armée a utilisé la région ixil comme laboratoire de la terreur la plus horrible. Le plan était de « ne laisser aucun signe de vie » et précisément, c’est ce qu’ils ont fait. Le Plan Sofía est la preuve de la planification jusqu’au dernier détail de tous les actes de génocide.

MG : Otto Pérez Molina a été mentionné durant le procès par l’un des témoins de la défense comme ayant participé aux massacres dans la région ixil. Aurait-il fait pression pour que la condamnation de Ríos Montt soit annulée ?
SD : Non, il n’a pas besoin de le faire. Durant le conflit armé, Otto Pérez Molina était connu sous le pseudo de Tito Arias. Il commandait les troupes à Nebaj, ville au coeur du génocide, centre des opérations de la politique de terre brûlée de Ríos Montt. Il est cité à plusieurs reprises dans le Plan Sofía. Actuel président de la République, il n’y a personne de plus puissant que lui aujourd’hui au Guatemala. Les soutiens des militaires ont énormément d’influence et le simple fait d’avoir Pérez Molina comme parapluie est suffisant pour que la pression soit efficace. Sous son gouvernement, le pouvoir de l’extrême droite militaire s’est renforcé de fait.

MG : Comment s’exerce cette influence ?
SD : Juger le génocide, c’est juger tout le système. Pas seulement Ríos Montt. Le génocide a été l’expression maximale d’un racisme présent au Guatemala depuis des siècles, rendu possible par l’existence d’un système de domination et de violences contre les autochtones. Les auteurs et complices sont nombreux. Après la signature des Accords de paix en 1996, ils se sont emparés des institutions de l’Etat pour garantir leur impunité. Ils ont transformé l’armée et la police en pouvoir parallèle. Selon les Nations Unies, 25% des assassinats sont des exécutions extrajudiciaires, faits des forces de sécurité de l’Etat ! Ils ont aussi infiltré le système de justice. Un exemple : Alejandro Maldonado Aguirre, président de la Cour Constitu-tionnelle, ancien ministre de [Carlos] Arana(7) est le fondateur du parti d’extrême droite Mouvement de libération nationale (MLN). Les preuves d’obstacles constants à la justice sont nombreuses. Les avocats des militaires ont déposé plus de 110 recours. Il y a une manipulation du procès qui va bien au-delà de la justice et implique des membres du gouvernement. Un des témoins de Ríos Montt est Arenales Forno, actuel Secrétaire de la paix. Ricardo Mendez Ruiz, président de la Fondation contre le terrorisme, a déclaré publiquement que le Guate-mala devait se préparer à des assassinats de leaders.

MG : Au vu de ce contexte d’impunité garantie, on se demande alors comment l’ouverture même d’un tel procès a été possible ?
SD : Depuis 2000 au Guatemala et 1999 en Espagne, les survivants, les organisations de droits humains n’ont pas cessé une seconde de travailler pour reconstruire les faits et produire des preuves irréfutables. En 2011, le contexte est devenu favorable sous le gouvernement d’Alvaro Colom(8) avec la nomination de Claudia Paz y Paz comme Procureure générale de l’Etat. Un nouveau système de justice s’est mis en place. Des enquêtes sont réellement menées sur le génocide et conduisent à l’émission de mandats d’arrêts à l’encontre du Haut commandement militaire de Ríos Montt. Et lorsque Ríos Montt perd son immunité parlementaire(9), il se rend.

Public lors de la conférence
Collectif Guatemala

MG : Peut-on espérer une reprise du procès au Guatemala voire des avancées de la justice en Espagne ?
SD : En 1999, pensant qu’au Guatemala il n’y aurait pas de justice, Rigoberta Menchú(10) porte plainte en Espagne où le juge Garzón suit les cas du Chili et de l’Argentine. Depuis 14 ans, nous présentons des preuves et signalons à Interpol les responsables du génocide. Mais aucun jugement n’est possible en Espagne sans la présence d’un accusé. Nous avons donc besoin d’une arrestation pour pouvoir passer à la phase suivante. Or le Guatemala a refusé les extraditions en 2006. Il faut donc que l’un d’eux se rende ou sorte du pays, ce qui est peu probable.
Au Guatemala, la Cour constitutionnelle (CC) a émis un verdict des plus illégaux en s’ingérant dans la justice ordinaire. Elle a laissé le processus sans issue en annulant le procès à partir du 19 avril. Le tribunal de Hauts Risques A, avec ses trois juges incorruptibles qui ont émis la condamnation historique, a renoncé. La CC a annulé la partie finale correspondant à la plaidoirie de la défense de Ríos Montt et laissé valider la première partie, celle où les témoins et survivants ont déclaré. Or un autre tribunal ne peut juger sans réécouter tous les témoins. La CC doit dire comment appliquer son verdict. Si tout doit reprendre à zéro, ce serait terrible. Les témoins, très pauvres, devraient revenir déclarer et donc risquer leur vie, cesser de travailler, certains sont malades. Le tout, sans certitude qu’une nouvelle condamnation resterait valide. L’autre tribunal de Hauts Risques B s’est déclaré disponible à partir d’avril 2014. Mais, l’Association pour la Justice et la Réconci-liation (AJR) et CALDH, parties civiles, m’ont demandé de vous transmettre que pour eux, la condamnation de Ríos Montt pour génocide et crime contre l’humanité du 10 mai reste valide, c’est elle qui compte. L’annulation est illégale, elle peut être renversée.

Présentation en France de l’exposition de la mémoire photographique ixil
Collectif Guatemala

1. Article qui détaille l’idéologie de la Fondation.
2. Comité coordinateur des associations agricoles, commerciales, industrielles et financières, équivalent du MEDEF en France.
3. Lire l’analyse du Plan Sofía « Quitando el agua al pes ».
4. Jean-Marie Simon, reporter photo, témoin des massacres dans les années 80. Son livre Guatemala, éternel printemps, éternelle tyrannie documente ces crimes. Interview par Amnesty International.
5. Guatemala : Mémoire du silence, de la Commission pour l’éclaircissement historique (CEH), présenté en février 1999.
6. Deux jours après avoir présenté le Rapport du Projet Interdiocésain de la Mémoire Historique (REMHI) « Guatemala Nunca Más », Monseigneur Gérardi est assassiné, le 26 avril 1998.
7. Militaire président du Guatemala de 1970 à 1974.
8. 2008 – 2012. Premier président de centre gauche depuis le coup d’Etat de 1954.
9. Avec la changement de fonction du nouveau gouvernement et de l’assemblée le 14 janvier 2012.
10. Prix Nobel de la Paix 1992, membre de l’ethnie maya Quiché.

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