Militant de longue date et engagé au Comité paysan de l’Altiplano (CCDA), organisation accompagnée par le projet ACOGUATE, Leocadio Juracán a été élu député lors des élections générales du 6 septembre dernier. Aux côtés de Sandra Morán et Álvaro Velásquez, il fait aujourd’hui partie du groupe parlementaire du parti Convergence pour la révolution démocratique (CRD), formé en septembre 2014 de l’union de plus de vingt partis politiques et organisations sociales (1). Dans cet entretien, il nous présente son parcours et son analyse de la situation politique actuelle.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots et nous dire quel est votre parcours ?
Je suis Leocadio Juracán, je suis né le 4 avril 1966, dans la finca (2) Santa Cruz Quixayá, dans le département de Sololá. Je parle le kaqchikel et je suis d’origine maya.
Je suis orphelin du côté de mon père depuis l’âge de 14 ans, j’ai donc dû assumer la responsabilité de chef de famille. J’ai travaillé comme ouvrier dans des fincas de canne à sucre et de café sur la Côte Sud. J’ai aussi travaillé pendant un temps comme professeur dans une école primaire, où j’ai vraiment découvert la souffrance de nombreux enfants n’ayant justement pas les ressources suffisantes pour aller à l’école.
Après avoir observé tant d’injustices au cours des différents métiers que j’ai exercés, l’idée de lutter pour aider les plus démunis est née en moi. J’ai donc décidé de rejoindre les FAR (3) durant l’époque du processus de paix qui était en cours au Guatemala.
En 1989, je me suis joint au travail du Comité paysan de l’Altiplano (Comité campesino del Altiplano, CCDA) pour lutter pour les droits humains et les conditions de travail des paysans. J’en fus le coordinateur à partir 1992. En 1990, durant le conflit armé interne, j’ai été menacé de mort, ce qui m’obligea à devenir réfugié politique à la paroisse de San Lucas Tolimán. J’ai continué à lutter pour le droit à la terre des paysans. A travers le travail effectué avec le CCDA, nous avons mis en place des systèmes agroalimentaires et développé des initiatives afin d’apporter une dynamique à l’économie rurale.
En 2010, après avoir porté plainte contre l’Etat guatémaltèque pour la violation des droits du travail devant l’Organisation internationale du travail (OIT), j’ai été victime d’une nouvelle attaque par arme à feu. Cette même année, les menaces de persécution à mon égard augmentèrent de façon croissante, de telle sorte que j’ai dû m’exiler au Canada, où j’ai continué à dénoncer les agissements de l’Etat guatémaltèque.
Qu’est-ce que la « Convergence pour la révolution démocratique » ?
Nous souhaitons être un mouvement inclusif et représentatif, où les intérêts populaires sont plus importants que les intérêts individuels. Nous croyons en l’union des forces démocratiques, du peuple et des mouvements sociaux pour faire une politique différente, venant du peuple et pour le peuple, dans le but de construire un Etat plurinational et un buen vivir. C’est pour cela que nous nous considérons comme une nouvelle alternative.
Comment analysez-vous la récente vague de mobilisation au Guatemala ?
C’est très intéressant, car l’on voit des secteurs qui auparavant ne s’intéressaient pas du tout aux problèmes sociaux et qui aujourd’hui sortent dans la rue. Ils nous donnent raison de continuer à lutter pour les changements profonds dont notre pays a besoin.
Les différents cas de corruption au sein du gouvernement ont provoqué le mécontentement parmi les différentes strates sociales. Durant les manifestations, nous avons vu des hommes, des femmes, des personnes âgées, des jeunes, des organisations sociales ; des Guatémaltèques unis contre la corruption qui a envahi la majorité des branches de l’Etat.
Pour beaucoup d’observateurs, la victoire de Jimmy Morales fut à la fois une surprise et une désillusion. Comment expliquez-vous la victoire de quelqu’un qui, il y a peu, était presqu’un inconnu au niveau de la politique nationale ?
Depuis les élections de 2012, Manuel Baldizón apparaissait comme le grand gagnant des élections présidentielles. Homme d’affaires originaire du Petén, il est accusé de s’approprier la biodiversité de notre territoire et d’avoir des liens avec les cartels de drogue. Sur les 16 députés révoqués, 12 appartenaient à son parti. Par ailleurs, il n’était pas bien vu de l’ambassade des Etats-Unis, qui est clairement à l’origine de la chute de l’ex-binôme présidentiel formé par Roxana Baldetti et Otto Pérez Molina.
Les Etats-Unis ont des objectifs clairs en Amérique centrale : d’un côté, le Plan pour la prospérité, à travers lequel ils ont investi 200 milliards de dollars au Guatemala, au Salvador et au Honduras, plan qui consiste en réalité à garder un contrôle géopolitique sur la région, face à la Russie et à la Chine (4). De l’autre, la lutte contre le narcotrafic, que Manuel Baldizón symbolisait avec le parti LIDER.
C’est dans ce contexte qu’apparaît la figure de Jimmy Morales. Comédien, il avait un programme à la télévision, très critiqué en raison de son contenu clairement raciste et discriminatoire à l’égard des populations autochtones du pays.
Il est soutenu par un parti appelé « Front de convergence nationale », constitué d’anciens militaires à l’origine de multiples massacres dans le pays, notamment de l’exécution du Plan Sofía (5) et de la politique de la « terre brûlée ». Il n’avait pas d’équipe de travail, pas de base électorale, mais avec la crise institutionnelle qui a suivi les scandales de corruption, il est apparu avec un slogan qui disait « Ni corrompu, ni voleur », dans le but de gagner en sympathie et surtout de gagner l’élection présidentielle.
C’est quelqu’un qu’il était opportun de positionner pour gagner les élections présidentielles, mais nous craignons qu’il n’offre la gestion du gouvernement au secteur entrepreneurial et à des forces obscures qui se sont enrichies illégalement, car il manque de cadres pour exercer le pouvoir.
Nous avons également des craintes car il représente les intérêts du secteur militaire conservateur, ce qui nous renverrait aux dictatures, comme cela a été le cas avec le gouvernement d’Otto Pérez.
Depuis les élections, la mobilisation dans les villes n’a pas repris. Quelles sont les perspectives ? Que faire ?
Bien qu’il n’y ait plus de personnes qui descendent dans la rue, les mouvements sociaux continuent et plusieurs organisations sociales participent à des activités telles que « l’appel à l’épuration du Congrès », la surveillance des personnes que le nouveau président nommera pour son cabinet,…
Malgré les récentes mobilisations nationales et les luttes de longues dates de nombreuses communautés au sujet du respect de leurs droits, la gauche apparaît très faible du point de vue électoral. Pourquoi ?
Nous devons reconnaître le divisionnisme qui existe entre les partis de gauche. Il faut également analyser le modèle colonialiste que l’on a imposé à notre société et dont nous avons du mal à nous émanciper. Dans ce modèle, la population est manipulée via les programmes sociaux, l’achat de votes, et même parfois les menaces pour forcer à voter pour certains partis ; l’intervention des narcotrafiquants, et le soutien de l’oligarchie aux partis de droite, qui jouent littéralement avec la pauvreté et la dignité de la majorité des paysans du pays.
Mais nous apprenons de nombreuses leçons, comme l’articulation des mouvements sociaux dans l’Assemblée autochtone et paysanne, le mouvement social et populaire, entre autres, qui pourraient être des clés pour augmenter nos résultats aux prochaines élections.
Au Guatemala, il y a un écart important entre le monde rural et urbain, entre les ladinos et les autochtones. Pensez-vous qu’il est possible de combler celui-ci ?
Bien sûr que c’est possible. Dans la majorité des cas, la lutte des classes passe par l’accaparement des terres, le contrôle sur les ressources naturelles, l’implantation des monocultures ; et non par la lutte pour une prise du pouvoir. Il faut bien avoir à l’esprit que tous les ladinos ne sont pas riches, parmi eux, il y en a beaucoup qui souffrent de la pauvreté, voire de l’extrême pauvreté.
Un travail d’articulation est nécessaire, pour que les personnes apprennent à ne pas se laisser manipuler par les pouvoirs oligarchiques et par les différents gouvernements qui eux-mêmes sont en réalité les marionnettes des grands patrons.
Article publié dans Solidarité Guatemala 217
1. Autour de l’Alliance nouvelle nation (ANN), parti de l’ancien commandant guérillero Pablo Monsanto. Le CRD est composé entre autres, en plus de l’ANN et du CCDA, de l’Association des jeunes pour le développement et le sauvetage social (AJODER), du Conseil des peuples de l’Occident (CPO) ou encore de syndicats.
2. Grande exploitation agricole
3. Forces armées rebelles, premier groupe de guérilla fondé dans le pays, actif de 1962 à 1996
4. Voir : Cyril Benoit, « Alliance pour la prospérité : nouveau départ ou vieux intérêts ? », SG 214, 06.15
5. Plan contre-insurrectionnel de l’armée guatémaltèque mis en œuvre en 1982 et fondé sur la stratégie « d’enlever l’eau au poisson » avec comme objectif final la destruction du peuple maya ixil dans le département du Quiché. Voir Maryline Griffon, « Entretien avec l’avocate espagnole Sofia Duyos : « Ne laisser aucun signe de vie » », SG 204, 07.13