Actrices de changement : une proposition pour guérir et reconstruire sa vie en toute liberté

Les rapports de mémoire historique réalisés sur les 36 années de guerre civile au Guatemala, qui se sont soldées par 200 000 décès, 50 000 disparitions et plus d’un million de personnes déplacées et réfugiées, comprenaient également un chapitre sur les femmes, afin de reconnaître le caractère systématique, massif et généralisé des violences sexuelles dont elles ont été victimes pendant la guerre. Cependant, aucun de ces rapports n’a abordé le sujet des violences sexuelles avec autant de force que pour les autres crimes ni ne contient de recommandations à l’État pour qu’il qualifie ces violences de crimes contre l’humanité.

On reconnaît aujourd’hui que les violences sexuelles commises dans le cadre de conflits armés sont passées systématiquement sous silence. Ce type de violences a été une pratique commune et massive dans toutes les guerres et dans tous les génocides, notamment pour écraser l’ennemi à travers le corps de ses femmes. Pourtant, il a été interprété comme une pratique isolée commise par des soldats « en quête de plaisir ». Pour Actrices de changement (Actoras de Cambio), un collectif de femmes enquêtant depuis dix ans au Guatemala, passer ces problèmes sous silence ou ne pas les aborder en profondeur, revient à ne pas les reconnaître, à les faire disparaître de la mémoire collective. D’où l’intérêt d’aborder ce sujet comme un exemple de lutte sociale des femmes guatémaltèques qui cherchent à « guérir, récupérer et reconstruire leur vie en toute liberté ».

Ce dernier mot « liberté » est un terme difficile dans un contexte dans lequel le silence n’arrive pas par hasard, et n’est pas dénué de sens. Dans ce contexte, au contraire, le silence présente un caractère androcentrique(1), raciste, patriarcal et de classes, qui prive les femmes de leur condition humaine. Ce silence et cette négation de la condition humaine dévalorisent les femmes et détruisent leur possibilité d’exister individuellement et collectivement, ce qui les empêche de mener une action transformatrice et de se défaire de la relation de pouvoir qu’a entraîné l’occupation collective et violente de leur corps, et perpétue les relations d’oppression dans la société post-conflit.

Aujourd’hui, au Guatemala, la violence perdure sous forme de féminicide : au cours des deux premières semaines de 2013, 25 femmes ont été tuées et en un seul jour, le 16 janvier, six femmes, âgées de 6 à 64 ans, ont été assassinées(2).

En réalité, pour les femmes qui font partie du collectif Actoras de Cambio, parler du « secret » qui a non seulement marqué leur psyché mais aussi leur corps est ce qui a permis de construire collectivement une proposition différente. Dans leur vie, ce « secret » a représenté des années d’invisibilité, de honte, de souffrance et de stigmatisation au sein de leur communauté. Ces années ont constitué la base d’une double victimisation que les relations oppressives du patriarcat font peser sur de nombreuses femmes dans le monde.

L’objectif du collectif fut d’initier un processus de transformation de leur vie, de leur communauté et de leur pays pour que les femmes passent du statut de « victimes » à celui « d’actrices », afin de faire naître un processus politique de guérison psychosociale et de formation. Dans ce cadre l’analyse de la justice et la mémoire historique du point de vue des femmes permettent de reconnaître et de dénoncer le fait que les violences politiques systématiques dont elles ont été la cible n’étaient pas de simples dommages collatéraux mais bien une partie d’un plan contre-insurrectionnel, particulièrement important dans les années 1980. Il faut aussi identifier comment les mécanismes de violence sont réorganisés en temps de « paix » et passés sous silence en raison de l’impunité et de la corruption qui perpétuent les inégalités profondes dans le pays.

Les blessures des femmes victimes de violences sexuelles ont des répercussions sur leur vie privée et collective, mais aussi sur le tissu social communautaire. Elles ont entraîné une rupture brutale ayant provoqué des changements, aussi bien en termes de croyances, de réseaux affectifs que de relations sociales. La possibilité de parler, de partager et de réfléchir sur leurs expériences de guérison leur a permis d’identifier l’existence d’une culture patriarcale, sexiste et raciste dans le pays, ce qui leur a aussi donné la possibilité de cerner les mécanismes à l’œuvre dans la transformation en puissance du traumatisme généré par les violences sexuelles et la quête de changement dans leur propre vie et dans celle des autres. Ces expériences de guérison ont impliqué des éléments de connaissance du corps, à travers la peinture, la méditation, la déculpabilisation vis-à-vis de la honte, du péché, de la salissure imprégnant leur corps. Elles ont reposé sur une méthodologie de guérison propre comprenant des éléments spécifiques, tels que la cosmovision maya. Le collectif est en effet composé à 95 % de femmes du peuple maya, qui intègre des mécanismes de résilience(3) propres.

Ces actions et autoformations les ont renforcées et poussées à lancer des réseaux de soutien, de défense et de justice, au sein de leur communauté, afin que leur histoire soit connue dans tout le pays et dans d’autres parties du monde et afin de favoriser le soutien, la défense et la justice entre elles et avec d’autres femmes du pays. Ces réseaux devraient constituer une plateforme, qui articulera les forces pour dénoncer et chercher des solutions face aux nouveaux projets économiques, néolibéraux et colonisateurs, qui remilitarisent les territoires en ayant recours à la force, à l’exploitation et à l’expropriation de terres, tout en marquant leur corps de nouveau. Pour que les femmes puissent guérir et reconstruire leur vie en toute liberté, il est indispensable de reconnaître que les violences sexuelles, dans quelque contexte que ce soit, constituent un crime intolérable. Nous avons besoin de croire que la justice est possible, que l’on peut vivre en paix et que la violence est anormale, quel que soit l’être humain qui en est la cible.

1. Qui envisage le monde uniquement ou en majeure partie du point de vue des êtres humains de sexe masculin
2. Escobar Sarti, Carolina. « El país donde mueren las mujeres », Prensa Libre, 19 janvier 2013.
3. En psychologie, la résilience fait référence pour un sujet à la capacité à surmonter des périodes de douleur émotionnelle et des traumatismes

Pour aller plus loin

  • « Acompañamiento internacional, Festival de Mujeres en Defensa del Cuerpo y Territorio », ACOGUATE, 27 octobre 2012.
  • « Panel de la Organización de Mujeres Actoras de Cambio », Radio Internacional Feminista, novembre 2008.
  • « Yo soy voz de la Memoria y Cuerpo de la libertad », deuxième festival pour la mémoire à Chimaltenango, 2011.
  • « Tejidos que lleva el Alma », ECAP, UNAMG, 2009.
  • Communiqué du peuple de Huehuetenango, « Cuerpo y Territorio ante la masacre ocurrida en Totonicapán Guatemala ».

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