H.I.J.O.S. Guatemala : offensive de la mémoire

Par Susana Norman, pour le Centre des Médias Indépendants - Guatemala, le 9 juillet 2014.

Le 30 juin dernier, environ 500 personnes ont accompagné l’organisation guatémaltèque H.I.J.O.S. Guatemala(1) lors de la marche appelée « Offensive de la mémoire : c’est notre Histoire, c’est notre mémoire ». La marche, qui s’est tenue dans les rues de Guatemala Ciudad, et terminant devant le Palais National, est la quinzième organisée par H.I.J.O.S. un 30 juin, depuis la naissance de l’organisation, le 30 juin 1999.

Vous pourrez couper toutes les fleurs mais toujours le printemps reviendra
Guatemala fleurira.
Chaque goutte de sang,
chaque larme,
chaque sanglot éteint par les balles,
chaque cri de douleur,
chaque morceau de peau
arraché par la haine
des antihumanité,
fleuriront.
La sueur qui jaillissait
de notre angoisse
en fuyant la police,
et le soupir caché
dans le plus secret de notre peur
fleuriront.
Nous avons vécu mille ans de mort
dans une patrie qui sera pleinement
un printemps éternel.

Julia Esquivel


Enfants d’une paix tronquée

Ce furent 15 longues années de lutte pour la mémoire, la vérité et la justice pour cette organisation guatémaltèque. Le moment historique où elle naît est crucial pour comprendre son cheminement au cours d’une décennie et demie. Quatre ans auparavant, en 1996, la direction de l’Unité Révolutionnaire Nationale Guatémaltèque (URNG) avait signé les Accords de Paix avec le gouvernement et l’armée du Guatemala. Les Accords de Paix entendaient mettre fin à une guerre qui, depuis le coup d’État de 1954, avait laissé plus de 200 000 personnes assassinées, plus de 45 000 disparus, un million et demi de déplacés internes et exilés, et plus de 400 communautés autochtones entières brûlées par les forces militaires.

Un an avant la naissance d’H.I.J.O.S., en avril 1998, le Bureau des Droits Humains de l’Archevêché du Guatemala, coordonné par l’évêque Juan José Gerardi Conedera, a publié le projet interdiocésain de Récupération de la Mémoire Historique (REMHI), Guatemala : Jamais plus. Deux jours plus tard, le 26 avril 1998, Gerardi était brutalement assassiné dans la maison paroissiale de San Sebastián dans le centre de Guatemala Ciudad. L’assassinat montra que les Accords de Paix étaient encore loin de la déconstruction des structures répressives de l’État et a fortement impacté ceux qui avaient placé foi et d’espoir dans le processus de paix au Guatemala.

Un an plus tard, en 1999, la Commission d’Eclaircissement Historique (CEH) des Nations Unies présentait son rapport « Mémoires du Silence », qui révéla que 93% des atrocités commises contre la population guatémaltèque ont été réalisées par les appareils répressifs de l’État, aussi bien réguliers qu’irréguliers.

La CEH a confirmé qu’entre 1981 et 1983, époque correspondant aux périodes aux cours desquelles Romeo Lucas García et Efraín Ríos Montt étaient au pouvoir, l’État guatémaltèque a identifié des groupes du peuple maya comme ennemi interne, et a commis un génocide à l’encontre des quatre groupes linguistiques Maya-Q’anjob’al et Maya-Chuj à Barillas, Nentón et San Mateo Ixtatán au Nord de Huehuetenango ; Maya-Ixil, à Nebaj, Cotzal et Chajul, Quiché ; Maya-K’iche’ à Joyabaj, Zacualpa et Chiché, Quiché ; et Maya-Achi à Rabinal, Baja Verapaz.

Álvaro Arzú Irigoyen, alors président du pays, n’a reconnu que 8 des 14 recommandations de la CEH à travers des encarts dans deux journaux nationaux au mois de mars de la même année, omettant quelques uns des points les plus importants qui traitaient du génocide, de la recherche de cimetières clandestins ainsi que les recommandations sur les enquêtes autour des disparitions forcées.

Le refus du gouvernement Arzú de suivre les recommandations de l’ONU, prévues par les Accords de Paix, a rendu visible le fait que les forces militaires maintenaient leur pression sur l’État dans le but de freiner les processus de vérité et de justice demandés par la société civile guatémaltèque. Dans le même moment, l’ex-général Efraín Ríos Montt, alors fondateur du parti FRG (Front Républicain Guatémaltèque) et député au Congrès National, niait l’existence du génocide.

Photo de Susana Norman

En mai de la même année, le Journal Militaire était rendu public, ce qui secoua une nouvelle fois le pays. Le document, qui a par la suite écopé du surnom de Dossier de la Mort, avait appartenu à une unité militaire et a été dévoilé par un officier de l’armée qui, jusqu’à présent, a gardé l’anonymat.

Le Journal Militaire contenait les noms de 183 individus disparus entre août 1983 et mars 1985. La majeure partie des fiches comportaient le « code 300 », signifiant le fait que la personne avait été exécutée, souvent après des mois de captivité et de tortures dans les geôles militaires. Le Journal Militaire a prouvé l’existence d’un système d’extermination minutieux à l’encontre de ces voix que l’État considéraient comme étant les ennemis de l’ordre établi et des obstacles aux intérêts économiques et politiques des oligarchies du pays.

Les premiers pas, une marche

A Ciudad de Guatemala, de nombreuses organisations s’étaient affaiblies ou « ONG-isées » du fait de la coopération internationale. D’autres avaient construit des carrières politiques. Nombre de jeunes orphelins de la guerre, recherchaient des formes plus combatives de lutte pour la mémoire, la vérité et la justice dans le pays.

C’est dans un climat politique marqué par la découverte du Journal Militaire, le REMHI, la CEH, et par des preuves évidentes du fait que le pouvoir militaire ne relevait pas de l’Histoire mais bien du présent, que H.I.J.O.S. Guatemala a fait ses premiers pas. Wendy Méndez, une des fondatrices de H.I.J.O.S., était revenue de son exil au Canada un an plus tôt. Cette orpheline de guerre avait rencontré d’autres latino-américains exilés au Canada, et c’est par l’intermédiaire de ces personnes qu’elle a entendu parler des premières expériences de H.I.J.O.S. en Argentine et en Uruguay. Avec le soutien de l’Association de Familles de Détenus et Disparus du Guatemala (Famdegua), elle s’est mise en quête d’autres jeunes ayant le même sentiment de révolte, les mêmes inquiétudes. Nombre d’entre eux étaient des enfants ou neveux des disparu-e-s dont les noms et photos faisaient partie des 183 destins révélés dans le Journal Militaire. Un groupe de 15 jeunes s’est formé, nombre qui s’est maintenu au fil du temps, bien qu’ils soient beaucoup plus nombreux lors d’actions ponctuelles. Suite à des réflexions collectives, ils décidèrent de se nommer H.I.J.O.S.

« Il fallait réaliser une première action », raconte Flor de María Calderón, qui a intégré H.I.J.O.S. quelques années plus tard. Il a été décidé que la première action serait une marche exigeant la démilitarisation du pays, afin d’empêcher que le défilé annuel de l’armée, chaque 30 juin, ne se déroule sans une forte contestation. L’Église progressiste avait également lancé des initiatives afin de redéfinir le sens de cette date. Le Père Hermógenes López a été assassiné le 30 juin 1978, dans sa paroisse de San José Pinula. Il est décédé quelques jours après avoir mis en question l’armée quant à la répression exercée contre la population du pays. Ainsi, il fut une victime de plus parmi les nombreuses pertes de l’Église Catholique progressiste durant les années de guerre.

Inventer et réinventer la lutte

Photo de CPR Urbana

L’usage de la créativité et de l’art dans la lutte est sans doute l’une des caractéristiques qui a le plus marqué le parcours de H.I.J.O.S. tout au long de ces 15 années. Nous avons par exemple le terme « embuscadas  ». «  Faire des embuscadas est un jeu de mots » précise Flor de María. « C’est un mélange d’aller à la recherche de [buscar, ndt], et d’embuscades [emboscadas, ndt]. Nous ne sommes pas des guerrières, par contre nous revendiquons la lutte armée, et nous comprenons que c’est ce qu’il fallait faire à l’époque. Nous n’admettons pas que cette lutte soit stigmatisée. »

Les Offensives de la Mémoire est une autre initiative. « C’est un essai de discussion sur la mémoire. Nous voulions une mémoire dé-victimisée. Nous voulions une mémoire joyeuse. Nous ne nous considérions pas comme étant des victimes perdantes. Nous étions des enfants de révolutionnaires, des neveux de révolutionnaires. Nous ne voulions pas nous souvenir et pleurer. Nous voulions continuer à lutter, faire la révolution », se souvient Flor de María. D’autres phrases qui ont défini l’action de H.I.J.O.S. furent, par exemple, Arrêtés sans bottes à la station de la mémoire, puis Je ne veux pas t’armer, je veux te démilitariser(2).

Photo de CPR Urbana

« Pourquoi t’indignes-tu si je graffe ton mur de mes cris, alors que les riches et l’armée ont souillé notre histoire de sang  », est une autre phrase qui fait référence aux critiques reçues par le collectif pour ses affichages et graffitis récurrents à Guatemala Ciudad, exigeant ainsi que les murs de la ville maintiennent en vie la mémoire des disparu-e-s, pour que le peuple ne les oublie pas, pour que le peuple n’oublie pas son histoire.

Pour moi, l’une des plus belles choses que nous ayons connues ces 15 dernières années, c’est la construction collective et avoir tenté de s’écouter les uns les autres (…) Nous avions vu ce qu’était devenue l’URNG (Unité Révolutionnaire Nationale Guatémaltèque), nous avions vu le processus des Accords de Paix. De là, la critique de la verticalité, et l’importance à encourager une construction collective sous de nouvelles formes.

Cela a toujours été de façon horizontale, non sans débats. Il s’agissait de rompre avec les anciennes pratiques, et de commencer à écouter la parole de l’autre. Cela n’a pas été sans défis.

Photo de CPR Urbana

Ce n’est pas évident lorsque tu n’as pas un projet politique concret. Il n’y a pas de transmission de mémoire ou d’exemples. Au départ nous utilisions une méthode qui était l’Objet sacré, rituel que Wendy avait appris des peuples autochtones au Canada. Lorsque tu avais l’objet sacré dans les mains, personne ne pouvait t’interrompre, et tu partageais avec les autres une histoire, ou quelque chose que tu souhaitais leur dire. Nous l’avons fait pendant 10 ans, chaque samedi.

L’organisation continuait d’inventer ses propres formes de lutte. C’était une époque où Internet n’offrait pas encore l’immense quantité de pages, blogs, textes et forums que l’on connaît à l’heure actuelle. Etudier des processus étrangers à la réalité guatémaltèque n’était pas chose facile, et ce n’était peut-être pas non plus ce qu’il y avait de plus important. Ce n’est qu’en 2010 qu’on a organisé une rencontre avec les autres H.I.J.O.S., de pays latino-américains qui étaient encore en guerre, ou qui se trouvaient embourbés dans des processus « post-guerre » complexes, comme c’était le cas au Guatemala. « Nous avons réalisé que nos formes de lutte se ressemblaient, bien que nous ne nous soyons jamais rencontrés auparavant  », se souvient Flor de María. « Les Argentins faisaient du scratch, pendant que nous faisions les Embuscadas, mais c’était la même chose, ou du moins semblable ».

« Nous n’étions les dirigeants politiques de personne, nous lisions seuls, ou bien nous nous battions auprès des ONG pour qu’elles nous soutiennent par des formations en éducation populaire ou quoi que ce soit d’autre, et ensuite nous le partagions avec le collectif (…) Pendant un moment, nous avions un projet de REMIJ, Récupération de la Mémoire Historique de la Jeunesse, qui consistait à récupérer la mémoire, les rapports de la CEH et du REMHI sous le bras. Mais nous ne retrouvions pas la mémoire, nous ne faisions que répéter, comme de petits perroquets, ce que disait la Commission. Mais nous n’allions pas si mal, c’est comme cela que nous avons appris. Ce furent nos premiers pas ». Nous avons également mis en place d’autres actions comme Ombres, Jamais plus(3), où nous tracions les silhouettes des disparu-e-s, tandis que le Rallye de la mémoire prétendait passer par des lieux importants pour la mémoire historique.

Photo de CPR Urbana

La mémoire, un territoire en dispute

Un des mots d’ordre récents de H.I.J.O.S. a été « La Mémoire, un territoire controversé ».

« Nous sommes une communauté, ou un collectif de personnes. Nous sommes de jeunes citadins, par conséquent nous sommes démunis de tout, il n’y a pas d’endroit pour nous. Ainsi, ce qui nous a donné notre sol, refuge ou un territoire c’est la mémoire », explique Flor de María.

Sans territoire, une communauté meurt, parce que le territoire nous donne une origine. C’est pour cela que nous « prenons » la mémoire, ce lieu au sein duquel se conservent les temps, ce lieu commun qu’est notre mémoire. Là, nous remontons aux origines, nous trouvons notre identité, notre sens. Mais elle est controversée, et on essaie de la faire disparaître. Parce que de la mémoire on ne retire aucune plus-value.

Des actions fortes

Les 30 juin ont été les dates des actions les plus fortes dans l’espace public, et elles ont été variées. Des marches pour la mémoire, jusqu’à se rendre au Quartier général de l’armée de Matamoros en 2003. En 2007, les H.I.J.O.S. se sont insérés dans le défilé militaire au Parc central de Guatemala Ciudad, alors que celui-ci était encerclé par la Police Militaire. Ils ont tendu une énorme bâche sur laquelle était écrit « Armée Assassine », jusqu’à ce qu’ils parviennent à s’extraire de cet enfer vert. Cette année-là, leur action a généré un large débat sur l’armée dans le pays, et, finalement, l’année suivante, en 2008, le défilé militaire a été annulé. En 2012 l’action s’est réalisée à San Juan Sacatepéquez, où un nouveau détachement militaire était imposé, pour protéger l’exploitation minière de Cementos Progreso. En 2013, le mot d’ordre était « Moi aussi je suis une victime du génocide  », en solidarité avec le peuple Ixil, qui a vu ses espoirs de justice brisés par l’annulation de la sentence à l’encontre de l’ex-général Ríos Montt le 20 mai 2013.

« Nous essayions d’avoir des actions toujours plus fortes pour attirer l’attention », raconte Flor de María, qui considère que, malgré le manque de soutien à ses débuts, le collectif a aujourd’hui plus de soutien de la population. « Pour beaucoup de personnes, qui croyaient encore en la signature de la paix, ce que nous faisions était une entrave. Pour celles-ci, nous étions extrémistes, ou bien nous n’écoutions pas, ou bien nous avions du ressentiment, nous étions violents. Peut-être que, d’une certaine manière, nous attaquions leur confort ». Peut-être que l’histoire leur a donné raison. Un rapide regard sur les tournures prises par le système judiciaire ces dernières années, suggère, pour quelqu’un de dupe, des faiblesses dans le système de justice alors que pour quelqu’un qui a vécu la guerre, cela suggère que ces pouvoirs qui ont causé tant de torts essaient encore d’écraser le pays avec la botte oligarchique militaire. «  Il est chaque fois plus important de revaloriser les faits historiques… de les ré-comprendre, de les débattre », dit Flor de María.

Photo de Susana Norman

Les processus judiciaires actuels

H.I.J.O.S. est une des organisations qui ont été actives pendant le procès pour génocide contre Efraín Ríos Montt l’année passée. Les affichages dans le centre ont augmenté, et l’organisation a appelé à plusieurs actions de solidarité et de soutien lorsque le système de justice –corrompu et politisé– a permis l’annulation de la sentence du génocidaire Ríos Montt. Ils sont également proches du procès du Journal Militaire qui démarre dans les tribunaux nationaux après le jugement de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme contre l’État du Guatemala en 2012.

Comment H.I.J.O.S. perçoit-il ces processus judiciaires, alors que la sentence historique d’une juge, dans le cas présent Yassmín Barrios (qui a postérieurement été l’objet d’une suspension du collège d’avocats), ne montre, avec évidence, aucune maturation du système de justice ?

La justice, c’est beaucoup plus qu’un châtiment. Nous avons débattu de ce cas au sein de H.I.J.O.S., ainsi que de savoir si l’annulation de la sentence a été un réel recul ou non. Je pense que le recul l’a surtout été pour le système judiciaire lui-même, avec ses règles et normes. Bien sûr que je préfère Claudia Paz y Paz comme Procureure Générale plutôt que l’actuelle, mais ce n’est pas l’objet de mon combat. Cela reste leur système de justice. C’est ce même système judiciaire qui continue de permettre que l’on dépouille les communautés. Que pouvons-nous espérer de ce système de justice ? (…) Toutefois, nous voulons parier sur les processus juridiques auxquels les survivants croient. C’est pour cela que nous accompagnons le peuple Ixil, c’est pour cela que nous accompagnons le processus du Journal Militaire. Pour nous, la justice c’est avant tout le fait d’écouter les peuples. Ces lieux n’ont d’importance que lorsqu’ils créent un espace dans lequel les peuples peuvent raconter leur histoire et être entendus de tous. Parce que ce sont des éléments importants à l’émancipation du sens commun qui, au Guatemala est colonisé.

1. Fils et Filles pour l’identité et la justice contre l’oubli et le silence
2. « Parados sin botas en la estación de la memoria » ; « No quiero armarte, quiero desmilitarizarte »
3. « Sombras Nunca Más »

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