« Au cours du procès de Ríos Montt ont été publiées des listes noires de personnes, exactement comme pendant la dictature »

Interview de Claudia Paz y Paz, par José Gomar pour El Mundo.

De justice et de politique, de jet lag, de son époque d’étudiante à Salamanque ou de n’importe quel autre sujet : on voudrait pouvoir discuter souvent avec l’ancienne Procureure Générale du Guatemala, Claudia Paz y Paz Bailey (Ciudad de Guatemala, 1966), ne serait-ce que pour le calme qu’elle transmet, sans même prétendre le faire.

Sa diction posée, une voix douce et quelque peu timide, et le bref sourire aux échos enfantins qu’elle se permet parfois, parviennent à apaiser celui qui écoute Paz y Paz, même s’il vient juste de la rencontrer. Chez elle c’est plus qu’une habilité innée : à de nombreuses reprises, sa tempérance s’est transformée en un recours d’une importance terrible, immense. Presque une stratégie de survie. Comme lorsque, alors qu’elle était à la tête du Ministère Public guatémaltèque, le cartel des Zetas a séquestré un procureur, l’a dépecé et a répandu ses membres dans tout Cobán.

Après que le bureau local de la Procureure a été entièrement démis, Claudia a réuni son équipe à Ciudad de Guatemala. La stabilité du Ministère Public ne tenait plus qu’à un fil. La Procureure Générale a parlé et les esprits se sont calmés. Elle a dit qu’elle irait de l’avant. Et son équipe l’a suivie.
Désormais elle observe l’actualité de son pays de l’extérieur. La docteure Paz y Paz a abandonné le Guatemala après avoir été relevée du Ministère Public en mai de cette année, sept mois avant la fin de son mandat. Selon une interprétation technique, les quatre années dont elle disposait à ce poste devaient inclure la brève période occupée par son prédécesseur, qui a été destitué. Mais il est de notoriété publique que l’élite politico-économique, qui a une grande influence sur le Pouvoir Judiciaire, lui a fait payer cher son audace.

Paz y Paz s’était engagée à faire justice aux victimes du génocide maya des années 1980. Et elle a réussi un défi du tonnerre : elle a assis devant un tribunal l’ex-dictateur guatémaltèque José Efraín Ríos Montt, accusé des délits de génocide et de crimes contre l’humanité à l’encontre d’au moins 1771 Ixils qui ont perdu la vie entre les mains de l’Armée au cours de son mandat.

L’ancien chef d’État a été déclaré coupable et condamné à 80 ans de prison. Cependant, après avoir reçu de multiples pressions de la part, principalement, de l’Association des Vétérans Militaires du Guatemala et du CACIF –Comité Coordinateur des associations agricoles, commerciales, industrielles et financières [NdT]-, la Cour Constitutionnelle a déclaré la nullité du jugement. Elle a allégué de prétendues irrégularités au cours du procès, qui devra recommencer à partir de janvier 2015.

Claudia Paz y Paz participe aujourd’hui au cycle de conférences « Femmes contre l’impunité », organisé par l’Association des Femmes du Guatemala à La Casa Encendida à Madrid. Dans la première interview qu’elle concède après avoir quitté le Guatemala, l’ex-Procureure Générale parle avec El Mundo du procès emblématique et des obstacles à la justice dans le pays centraméricain.

Claudia Paz Y Paz, ancienne Procureure Générale du Guatemala - Photo de José Gomar pour El Mundo
Photo de José Gomar pour El Mundo

Est-ce qu’il était clair pour vous que vous devriez quitter le Guatemala au moment même où vous quitteriez votre poste ?
Je voulais retourner à l’université et cela aurait été une bonne opportunité que de travailler à l’étranger en tant que chercheuse. Mais également, en tant que Procureure Générale, j’ai appartenu à une institution qui, heureusement, a bien fait son travail. Beaucoup de personnes ont été poursuivies et condamnées à ce moment-là, alors pour moi, désormais, il est préférable d’être à l’extérieur.

Est-ce que vous craigniez une quelconque stratégie pour vous mettre en accusation et vous retenir dans le pays ?
De fait, lorsque j’étais Procureure, la Fondation contre le terrorisme et la Ligue Pro Patrie ont déposé des plaintes contre moi, plaintes qui furent rejetées par la Cour Suprême pour être sans fondements. C’étaient des situations qui dataient de plusieurs années, et ils ne les ont présentées qu’au moment du processus électoral, pour pouvoir signaler mon nom. Ensuite, ils ont déposé une nouvelle plainte pour un impayé pendant mon mandat, ils ont saisi mes comptes et m’ont enracinée dans le pays (l’enracinement est [au Guatemala] l’interdiction de sortir du pays), mais je ne me trouvais déjà plus au Guatemala. Cette sentence est allée en appel et a été suspendue.

Vous êtes en train de me dire que vous avez été obligée de répondre, avec votre patrimoine, d’un paiement que le Ministère Public, en tant qu’institution, n’a pas effectué ?
Exactement.

Vous ne venez pas des circuits endogames qui ont traditionnellement nourri le système judiciaire au Guatemala : vos origines professionnelles sont dans la défense des droits humains. Votre nomination comme Procureure Générale en 2010 a certainement dû, en premier lieu, déconcerter le lobby des entreprises et la droite traditionnelle. Le fait de manquer de protecteurs connus dans ces circuits vous a-t-il porté préjudice ?
Je crois que l’une de nos principales forces en tant qu’équipe à la tête du Ministère Public a justement été de ne pas avoir de protecteurs. Notre guide était la loi, et nous ne répondions d’aucun autre intérêt que la défense des réclamations de justice de la part des victimes.

Le harcèlement et la campagne de discrédit à votre encontre ont été brutaux.
Particulièrement lorsque le s’est ouvert le procès (contre Ríos Montt et celui qui a été son chef d’Intelligence [Militaire], José Mauricio Rodríguez), tout s’est fait sans se fonder sur une stratégie juridique solide, mais sur une campagne noire à mon encontre, à l’encontre d’autres défenseurs des droits humains ou à l’encontre de la coopération internationale. Une campagne très idéologisée qui, de plus, cherchait à générer de la terreur. Parce que ces listes et pamphlets qui sont apparus pendant le procès apparaissaient déjà à l’époque de la guerre, en nommant les personnes qui allaient ensuite être assassinées.

Au cours du procès, ces listes sont apparues dans les médias ?
Oui.

Les promoteurs de cette campagne pensaient que le procès ne s’arrêterait pas avec Ríos Montt ? Ils craignaient une sorte de chasse aux sorcières contre les élites qui ont prospéré à l’ombre de la dictature ?
Le procès était destiné à mettre en accusation l’ex-chef d’État et son haut commandement. Tous n’ont pas pu être jugés car certains étaient très malades. Ensuite, autour de ce sujet, beaucoup de peurs infondées se sont réveillées, peur de savoir jusqu’où cela irait. C’était un cas très solide, construit sur la base de témoignages de nombreuses victimes récoltés au fil du temps, mais exclusivement contre ces accusés.

Il existe une fondation au Guatemala qui qualifie de « terroristes » ceux qui réclament justice pour les victimes de l’Armée pendant la guerre civile guatémaltèque, qui les accuse de vouloir diviser le pays.
Le droit des victimes à exiger justice est absolument légitime. Leur demande datait de plusieurs années et n’avait pas été écoutée par le système légal. Il y a certains cas, comme celui du massacre de Dos Erres, pour lesquels plus de cinquante appels ont bloqué les ordres de captures qui avaient été émis depuis le début de l’année 2000.

Seulement dix jours après la sentence condamnatoire la Cour Constitutionnelle déclare la nullité du procès. Cela a-t-il signifié un échec pour les défenseurs des droits humains ?
Non, non. Le procès est à nouveau planifié pour janvier 2015, et, qui plus est, d’autres procès sont en cours. Le simple fait qu’il y ait eu ce procès, je crois que c’est quelque chose de très important pour mon pays. Et le fait que les victimes aient pu être écoutées dans la plus grande salle de justice, l’auditorium de la Cour Suprême, qu’ils aient pu être face à leur bourreau, d’égal à égal, et lui dire face à face et dans leur propre langue (ixil) : « Tu as fait ça ». En Amérique latine, il n’existe aucun précédent à ce procès. C’est la première fois qu’un tribunal national condamne un ex-chef d’État pour génocide.

Quand avez-vous pris conscience du fait que quelque chose d’auparavant impensable tel qu’un procès contre Ríos Montt devenait une possibilité réelle ?
Les plaintes avaient déjà été déposées par l’association de victimes, l’AJR –Association Justice et réconciliation [NdT]- en 2002 ou 2003, et il y a eu beaucoup de demandes autour de ces cas qui n’avaient pas été refusées, comme par exemple la remise de documents militaires. Un tribunal national a décidé qu’ils devaient les remettre et la Cour Constitutionnelle l’a ratifié. D’autre part, la Cour Interaméricaine a établi que, pour les affaires traitant des droits humains, il ne serait plus admis aucun recours en inconstitutionnalité. Il y en avait trop et ils entravaient la bonne marche de la Justice. La présence de la Commission Internationale contre l’Impunité au Guatemala (CICIG) a également été importante parce qu’elle prenait la relève de divers dirigeants dans le pays : dans le système judiciaire, le Ministère Public, la police ou le gouvernement. Elle a également emmené dans son sillage la création des tribunaux de Risque Majeur, et je crois que tout cela a créé le contexte qui a permis que des affaires préparées depuis longtemps, comme celle de Ríos Montt, puissent avancer.

La CICIG a-t-elle apporté la légitimité internationale au système de Justice qui se restructurait dans votre pays ?
Ce qu’il y a c’est qu’au Guatemala on pensait que les choses ne pouvaient pas se faire, et la première chose qu’a fait la Commission a été de briser cela, de mettre l’accent sur « Si, on peut ». Cela a coïncidé avec la création de nouvelles équipes de police avec lesquelles nous avons pu travailler au sein d’un processus intégral, de nouveaux procureurs, jeunes, sont également arrivés au Ministère Public. Le massacre de Los Pozos a facilité une réaction rapide de la part d’une jeune équipe de procureurs et policiers qui ont permis de mettre en accusation les dirigeants des Zetas. Je pense que cela a eu un impact sur les autres procureurs, avec un engagement encore plus fort dans leur travail. Ils savaient que s’ils faisaient bien leur travail, l’institution serait de leur côté.

Et les citoyens aussi ont répondu présents.
Oui, et cela a engendré un changement profond, parce que nous, nous avions besoin de la collaboration des citoyens pour préparer les affaires. A mesure que la confiance des gens augmentait, nos capacités augmentaient elles aussi.
C’est sur cette base que la docteure Paz y Paz a consolidé une nouvelle étape à la direction du Ministère Public et elle a obtenu des chiffres records. Mi 2011, après seulement six mois de gestion, son équipe a permis d’incarcérer plus de narcotrafiquants que sur les dix années précédentes. Le Guatemala est passé, en 2012, de 46 à 35 cas d’assassinats pour 100 000 habitants. Le nombre de condamnations a augmenté de 117% par rapport à l’année précédente et, en ne tenant compte que de la capitale, les délits résolus sont passés de 5 à 30%.

Vous avez officialisé votre candidature à la réélection comme Procureure Générale cette année. On comprend mal pourquoi, vu vos états de service, vous n’avez même pas été inclue dans la liste finale de six candidats qu’une commission a présenté au président de la République.
Ils auraient dû fonder l’élection sur le mérite, et prendre en considération la note que j’ai obtenue. C’était la deuxième plus élevée, et la première fois (en 2010) j’avais obtenu la meilleure. Mais ils ne l’ont pas fait.

C’est-à-dire que le mérite n’est pas la raison principale utilisée pour attribuer les hauts postes dans le système de justice guatémaltèque.

Et Claudia Paz y Paz sourit avec un geste de résignation. À se souvenir de la façon arbitraire dont on lui a arraché la possibilité d’une réélection, elle garde la même sérénité qu’à m’écouter énumérer ses réussites. Elle sait que ces chiffres et ces pourcentages sont bien plus réels qu’une note attribuée par n’importe quelle commission d’évaluation. Ils ont une traduction directe, palpable, dans la vie et la mort de nombreuses personnes.

Comme les dizaines de survivants de la guerre civile qui sont allés lui faire leurs adieux avec des fleurs lors de son dernier jour de travail au Ministère Public. Elle dit qu’à ce moment-là elle s’est souvenue des mots d’une collègue : «  Ici ce qui compte ce n’est pas comment tu entres, mais comment tu sors  ».

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